Monde

Les migrants s'entassent en Europe

Alors que la crise sanitaire s’éloigne, le problème de l’immigration irrégulière refait surface en Europe. À Calais, des centaines de migrants s’entassent toujours dans des camps de fortune en espérant rejoindre l’Angleterre, tandis que des milliers reprennent les routes meurtrières de la Méditerranée. Très critiqué, le « Pacte européen sur la migration et l’asile » ne sera malheureusement pas la solution…

UN DOSSIER DE JEAN-CHRISTOPHE LAURENCE

Calais

« Il n’y a rien à faire ici »

Entre le rêve et les violences policières, les migrants de Calais continuent de croire à l’Angleterre

Calais —  La « jungle de Calais » n’existe plus, mais les migrants sont toujours là.

Cinq ans après la destruction du plus gros bidonville d’Europe, la dernière ville de France avant le Royaume-Uni continue d’accueillir des centaines de demandeurs d’asile.

Ils viennent de l’Afghanistan, du Sénégal, de l’Érythrée, de la Guinée, de la Mauritanie. La plupart sont des garçons. Ils ont la jeune vingtaine, parfois moins, et ont échoué ici au terme d’un long et périlleux voyage. Certains sont ici depuis quelques mois, d’autres depuis plus d’un an. Et ils n’ont qu’une idée en tête : rejoindre le Royaume-Uni, qui n’est qu’à 35 km de distance.

« En Angleterre, c’est plus facile pour les papiers », lance Daniel, Érythréen de 22 ans, rencontré dans un terrain vague, au bord de l’autoroute menant au tunnel sous la Manche. « Là-bas, ce n’est pas comme ici, on va nous respecter et on ne nous laissera pas dormir dehors », ajoute son compatriote Kibrom, qui ne donne que son prénom, comme tous ceux à qui La Presse a parlé.

Comment vont-ils faire pour traverser le bras de mer qui les sépare de la terre promise ? Comme ceux qui, avant eux, ont réussi. Ou échoué...

Un petit nombre paiera pour une barque ou un bateau pneumatique de type Zodiac. Mais cette option coûte cher. « Entre 200 et 400 euros si on se met à plusieurs », nous confie Abdul, bonnet sur la tête, en mangeant tristement son sandwich à la mayonnaise. « C’est beaucoup trop pour moi. »

Quant aux passeurs, leurs services coûteraient jusqu’à 3000 euros. Autant dire la lune.

La plupart optent donc pour les camions qui empruntent le tunnel par centaines quotidiennement. Certains en s’accrochant aux essieux. D’autres en entrant à l’arrière par effraction, à l’insu des chauffeurs.

Chaque nuit, chaque jour, ils tentent leur chance. Mais la police de Calais veille au grain. Beaucoup de ces jeunes sont découverts et expulsés manu militari. Alors ils retournent à leur campement pour préparer la prochaine tentative.

Épuiser les migrants

Il faut savoir que la Ville en a plus qu’assez de ces jeunes désespérés qui lui donnent mauvaise presse. La « jungle de Calais », de triste réputation, accueillait jusqu’à 9000 migrants avant d’être rasée en 2016.

Aujourd’hui, la Ville fait tout pour dissuader ces indésirables de revenir sur son territoire, invoquant des arguments de sécurité et le ras-le-bol de la population locale – qui a ses propres problèmes, il faut l’admettre.

Depuis le mois de septembre par exemple, les associations d’aide aux migrants n’ont plus le droit de distribuer de la nourriture au centre-ville de Calais.

Les exilés campent donc en périphérie, sur des terrains vagues et dans des terrains boisés, où les sources d’eau sont pratiquement inexistantes. Selon ce qu’on nous a confié, la distribution alimentaire est encore contrariée par la police, qui empêche périodiquement l’accès aux points de ravitaillement.

C’est parfois plus agressif.

Selon Pierre Roques, coordonnateur de l’association Utopia 56 à Calais, les violences policières sont une réalité. Et les campements de migrants sont démantelés « toutes les 48 heures ».

Tentes détruites, objets personnels jetés, harcèlement physique et psychologique : ces descentes sont devenues routinières, ce qui « cause un épuisement » chez les exilés, ajoute M. Roques.

Ali, jeune Soudanais de 18 ans, nous raconte que des « nettoyeurs » lui ont pris tout ce qu’il possédait, y compris son téléphone, ses couvertures, sa tente et ses vêtements. « Il ne me reste que ça », dit-il, en nous montrant un petit sac à dos à peine rempli, le désespoir dans les yeux.

Ces opérations policières ont quelque chose de contradictoire. D’un côté, on empêche les migrants de traverser. De l’autre, on les empêche de rester à Calais. Ne leur reste qu’un désolant no man’s land, fait de boue, de déchets et de tentes précaires. Triste à mourir.

Des routes mortelles

Mais rien ne les empêchera de poursuivre leur rêve et d’atteindre cette Angleterre idéalisée, qui leur permettra, espèrent-ils, de reconstruire leur vie.

Il faut dire qu’ils en ont bavé avant d’arriver sur cette terre hostile et froide. Alors il n’est plus question de reculer.

Abdul, 24 ans, a quitté la Guinée il y a quatre ans, parce que là-bas, « c’était compliqué ».

Il est passé par l’Algérie et la Libye, avant de traverser vers l’Italie sur une « pirogue ». Son périple, jalonné de passeurs, lui a coûté près de 12 millions de francs guinéens, soit environ 1475 $ CAN. Une bagatelle pour nous. Une fortune pour lui.

Après trois ans en Italie, il a commencé à monter vers la France, en suivant les réseaux clandestins, en passant de nuit par les montagnes et en prenant des trains sans payer. Il est à Calais depuis cinq mois et n’a toujours pas réussi à traverser. On le sent fatigué et découragé.

« Il n’y a rien à faire ici, seulement manger, attendre et aller tenter », dit-il, le regard vide.

Son ami Bachir est plus optimiste. Peut-être parce qu’il est ici depuis moins longtemps. Son histoire est pourtant plus triste. Parti de Guinée avec son grand frère, il a suivi le même parcours qu’Abdul, mais avec moins de chance.

Il raconte qu’en traversant de la Libye vers l’Italie, avec « beaucoup de gens, des femmes, des enfants », le bateau s’est percé et l’embarcation a coulé. « Je ne savais pas nager. »

Quand il a repris connaissance, il était en Italie. Mais il n’a pas retrouvé son frère et n’a aucune nouvelle depuis. Il ne le dit pas. Mais on sait qu’il s’imagine le pire.

Mille deux cents migrants sont morts en Méditerranée en 2020. Plus de 20 000 depuis 2014. Ses eaux turquoise restent un véritable cimetière marin.

Refaire surface

On a entendu ces histoires de nombreuses fois, direz-vous. Ce sont les mêmes depuis six ans.

Mais si on les raconte encore, c’est que le « problème » des migrants en Europe n’est pas réglé.

Les arrivées sont certes moins massives qu’en 2015, quand plus de 1 million d’exilés, fuyant pour la majorité la guerre en Syrie, avaient rejoint la Grèce par la Turquie. En 2019, ce chiffre avait baissé à 120 000. Puis à seulement 30 000 en 2020. Cette décrue s’explique pour beaucoup par la politique européenne de renforcement des frontières extérieures et plus récemment par la crise de la COVID-19, qui a rendu les déplacements plus compliqués.

Mais alors que la crise sanitaire s’éloigne, le problème de l’immigration irrégulière refait surface.

Ce qui s’est passé il y a deux semaines au Maroc l’a rappelé de façon brutale. Près de 8000 Marocains, souvent très jeunes, ont profité de l’ouverture des postes-frontières dans leur pays pour se précipiter sur l’enclave espagnole de Ceuta. Cet épisode n’avait rien d’accidentel. Le Maroc souhaitait punir l’Espagne pour avoir soigné le secrétaire général du Front Polisario, qui lutte pour l’indépendance du Sahara occidental.

Selon François Gemenne, spécialiste des migrations, cet incident diplomatique a démontré les « effets pervers » de la politique d’externalisation européenne, plus que jamais dépendante des pays tiers (Turquie, Libye, Maroc) qui sont chargés de bloquer les passages en amont.

Mais ce n’est apparemment pas le Pacte sur la migration et l’asile, actuellement sur la table à Bruxelles (voir onglet suivant), qui réglera ce problème chronique, où la détresse humanitaire se mélange aux enjeux politiques.

Selon le HCR (Agence des Nations unies pour les réfugiés), 10 000 migrants et réfugiés seraient arrivés par la mer en Italie depuis le début de l’année. Une hausse d’environ 170 % par rapport à l’année dernière à la même période.

Un camp abritant 500 migrants démantelé

Opération de « tranquillité publique » pour les autorités, coup d’épée dans l’eau pour les associations : les forces de l’ordre ont mené vendredi un nouveau démantèlement à Calais, celui d’un camp abritant quelque 500 migrants, notamment soudanais et iraniens, installés dans les hangars d’une ancienne friche.

Selon les autorités, « une trentaine d’enfants » vivaient dans le camp, où la population a « considérablement augmenté ces dernières semaines ». Ordonnée par le ministre de l’Intérieur après une décision de justice, l’opération a mobilisé 300 policiers. Dix étrangers en situation irrégulière, susceptibles d’être des passeurs, ont été placés en garde à vue, a indiqué à l’Agence France-Presse l’entourage du ministre de l’Intérieur. La zone désaffectée visée vendredi, dans le sud-est de la ville, avait été le théâtre de rixes dans la nuit de mardi à mercredi, impliquant une trentaine de personnes et mobilisant une cinquantaine de policiers. Plusieurs responsables politiques, dont Marine Le Pen, avaient alors apporté leur soutien aux forces de l’ordre.

— D'après l'Agence France-Presse

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Un pacte au point mort

« À mon avis, c’est mort-né. »

François Gemenne ne mâche pas ses mots quand il parle du « Pacte européen sur la migration et l’asile ».

Selon ce spécialiste des questions migratoires, l’Union européenne ferait mieux de « se débarrasser » de cette feuille de route, qui ne semble aller nulle part.

Présenté en septembre dernier par la Commission européenne, le Pacte sur la migration et l’asile était censé trouver des solutions durables au problème des migrants en Europe. Mais faute de consensus, les discussions sont au point mort. En effet, les 27 membres de l’Union européenne (UE) ne s’entendent pas sur les conditions d’accueil et d’asile.

Certains gouvernements hésitent à confier la compétence de ces questions ultra-sensibles à Bruxelles, en raison de leur inclinaison politique. « Ça part dans tous les sens. Ça se termine chaque fois en psychodrame », résume le chercheur en sciences politiques à l’Université de Liège et Sciences Po Paris.

Difficile, dans ce contexte, de réformer une politique migratoire déjà imparfaite.

Pieds et poings liés

Le pacte insiste particulièrement sur la collaboration de l’UE avec les pays d’origine et les pays de transit. On souhaite notamment renforcer les contrôles aux frontières extérieures de l’Europe, en aidant financièrement des « pays tiers » (Turquie, Libye, Maroc) à gérer le flot de réfugiés venus du Moyen-Orient ou de l’Afrique subsaharienne.

Cette politique « d’externalisation » a contribué jusqu’ici à freiner le flux migratoire en Europe. Mais elle a aussi ses limites, souligne François Gemenne. Car l’UE se trouve du même coup « à la merci » des pays tiers, qui peuvent à tout moment se servir des migrants pour faire pression.

C’est ce qui s’est passé à Ceuta il y a deux semaines, quand le Maroc a ouvert les vannes pour régler ses comptes avec l’Espagne sur un tout autre sujet. Ce modèle favorise par ailleurs l’engorgement de réfugiés aux frontières.

La Turquie, par exemple, compte actuellement 3 600 000 réfugiés syriens dont l’Europe ne veut pas. « Ce sont des gens sans emploi, sans aucune perspective. Ça veut dire qu’on a là une bombe à retardement potentielle et qu’on est pieds et poings liés au régime d’Erdoğan », souligne François Gemenne.

Droit de retour

L’autre enjeu clé concerne la répartition et l’expulsion des demandeurs d’asile. Le règlement de Dublin de 2013 stipule qu’un réfugié doit faire sa demande d’asile dans le premier pays qui l’a accueilli. Mais ce modèle s’est avéré dysfonctionnel. D’abord, parce qu’il concerne toujours les États de première ligne (Grèce, Italie, Espagne, Malte), ensuite, parce que les migrants souhaitent généralement s’établir dans des pays plus riches, comme la France ou l’Allemagne.

Pour pallier ce déséquilibre, le pacte suggère donc de « répartir le fardeau » entre les 27 pays de l’UE. Les pays hostiles à ce principe de « responsabilité et solidarité » pourraient compenser leur refus en « parrainant » (financièrement) le renvoi de réfugiés non admissibles dans leur pays d’origine.

Mais certains pays d’Europe de l’Est (Hongrie, Pologne, Tchéquie, Slovaquie) ou du Nord (Pays-Bas, Danemark) s’opposent à ce dispositif. D’où le cul-de-sac actuel.

Quelles solutions ?

Selon la chercheuse Virginie Guiraudon, ces propositions sont finalement très décevantes. « Ce n’est pas une vision avec de grandes idées », lance cette spécialiste des questions migratoires au CNRS. Outre le fait qu’il soit « bureaucratique et technocratique », le pacte proposé ne ferait selon elle que favoriser les routes irrégulières, et par conséquent « plus dangereuses et plus mortelles » pour les migrants.

« Pour l’Europe, qui se veut exemplaire sur le plan des droits de l’homme, ce n’est pas un très bon exemple », ajoute-t-elle. Entre autres possibilités, l’experte suggère plutôt qu’on ouvre des voies d’accès légales et sécuritaires, qui réduiraient le risque humanitaire et casseraient le business des passeurs. Elle souligne que l’Europe, et notamment la France, reposent plus que jamais sur la main-d’œuvre migratoire, que ce soit dans les champs ou dans le domaine de la restauration.

François Gemenne suggère pour sa part de poursuivre avec le projet de répartition des migrants, en faisant abstraction des pays récalcitrants. « C’est triste qu’on ne puisse avoir l’unanimité sur ce sujet, dit-il. Mais je pense qu’il faut accepter cette réalité et avancer avec les pays qui sont d’accord. »

Le Portugal, l’Espagne, l’Italie, le Luxembourg ou l’Allemagne pourraient faire partie de la liste. Mais pas la France, qui est, selon lui, dans « un processus de droitisation », avec une Marine Le Pen qui fait bonne figure dans les sondages. Tout indique que la présidente du Rassemblement national se retrouvera au second tour de la présidentielle prévue dans un an, avec son programme sécuritaire et anti-immigration. Après les incidents de Ceuta, Mme Le Pen a notamment déclaré que l’Europe était une « passoire à gros trous ».

Emmanuel Macron, lui, cherche comment régler le problème à la source. La semaine dernière, le président de la République a plaidé en faveur d’un « plan Marshall » post-COVID-19 pour l’Afrique, à défaut de quoi l’Europe pourrait « le payer cher sur le plan migratoire ».

Au cours des 10 premiers mois de l’année 2020, 390 000 demandes d’asile ont été enregistrées dans l’UE, soit 33 % de moins qu’à la même période en 2019. En 2018, 634 700 demandes ont été enregistrées.

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