Jeux vidéo

CHANGER LE MONDE UN JEU À LA FOIS

Et si le jeu vidéo pouvait être un outil de transformation sociale ? À quelques jours de l’ouverture du festival Games for Change, à New York, des créateurs et des observateurs de l’industrie ont la conviction que ce média de masse a tout ce qu’il faut pour aborder des enjeux complexes et influer positivement sur le comportement et les valeurs des joueurs.

UN DOSSIER D’ALEXANDRE VIGNEAULT

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Un langage qui engage

La rue grouille de manifestants. L’armée est sur les dents. Le sang risque de couler. Ce pourrait être une scène tirée d’un autre jeu de guerre où le joueur doit éliminer des cibles choisies dans le but de restaurer l’ordre. Ou juste amasser des points. Or, 1979 Revolution : Black Friday* renverse la perspective : ici, le joueur incarne un personnage qui ne veut pas faire la guerre. Ni même choisir un camp.

Le jeu produit par Navid Khonsari met en scène un photojournaliste, Reza, qui doit tirer son épingle du jeu dans le contexte explosif de la révolution islamique qui a secoué l’Iran à l’aube des années 80. Et ce n’est qu’un exemple parmi d’autres jeux vidéo qui cherchent à divertir les joueurs tout en les confrontant à des enjeux sociaux, moraux et éthiques.

Avant de lancer la production de 1979 Revolution, Navid Khonsari a travaillé sur plusieurs jeux très populaires, dont Grand Theft Auto, franchise souvent critiquée pour sa peinture – sa glorification, diront certains – d’un mode de vie criminel. Sa conférence prévue la semaine prochaine au festival Games for Change (G4C) – consacré au jeu vidéo à portée sociale, éducative et sanitaire – semble témoigner d’un changement de cap puisqu’elle s’intitule Empathy Overload : Choice Matters (Surcharge d’empathie : nos choix comptent).

JOUER, C’EST AGIR

Susciter l’empathie est une notion clé dans le monde du jeu à portée sociale dont G4C est un important carrefour depuis une dizaine d’années. L’idée qui guide l’événement, présenté les 23 et 24 juin à New York, est que les jeux vidéo sont capables de sensibiliser les joueurs à différents enjeux sociaux, voire d’influencer leurs comportements dans la vie réelle.

« Le jeu est un langage qui engage », résume Alexia Bhéreur-Lagounaris, une Montréalaise qui crée des événements ludiques à portée sociale et habituée de G4C. Incarner un personnage, faire des choix en son nom, assumer ces choix, s’approprier le scénario du jeu mènent à une « compréhension plus profonde d’un enjeu », selon Susanna Pollack, directrice de G4C. « Ce qui les dispose à explorer des questions humanitaires et sociales », ajoute-elle.

Maude Bonenfant, professeure au Département de communication sociale et publique de l’UQAM, croit aussi que les jeux vidéo peuvent avoir une influence considérable. « Il faut les considérer comme des médias de masse au même titre que la télévision et le cinéma. Ce sont des vecteurs de messages très puissants, note-t-elle. Leur force, c’est qu’ils font performer des actions. Au lieu de regarder un film ou une émission, on fait des choses à l’intérieur des jeux. »

La nature participative du jeu vidéo fait que, selon plusieurs créateurs et observateurs, il engage davantage que le visionnement, passif, d’un documentaire. « Quand le joueur se retrouve dans les rues de Téhéran, quand il parle aux gens et constate que la leader de la révolution est une femme qui porte le voile, cette expérience a plus d’impact que si cette femme apparaît en arrière-plan dans un documentaire », croit Navid Khonsari.

Faire des choix et en évaluer – ou en subir – les conséquences, c’est aussi l’objectif de Quandary, un jeu destiné aux enfants qui met l’accent sur la résolution des problèmes d’une colonie implantée sur une lointaine planète. D’autres jeux teintés par des questions sociales ou politiques s’intéressent par exemple à l’immigration (Papers, please), proposent d’apporter de l’aide humanitaire (Food Force) ou même de danser avec un ami (Bounden).

JOUER, C’EST RESSENTIR

Tout ça est noble, n’est-ce pas ? Mais ces jeux laissent-ils vraiment des traces si profondes qu’ils peuvent changer la vie des joueurs ? Maude Bonenfant le croit. « Quand je joue [à un jeu vidéo], ça a lieu. C’est très réel. Je vois, je réfléchis, j’agis et je ressens des émotions. Si je suis fâchée dans un jeu, ce n’est pas virtuel, ma colère est très réelle, insiste-t-elle.

« Si je réussis à émouvoir en faisant comprendre ce que c’est que d’être impuissant devant un enfant atteint d’un cancer et qui pleure, l’émotion est réelle et elle reste en moi. »

— Maude Bonenfant

« Elle pourra me resservir dans le monde réel pour que je sois plus sensible à mon voisin ou à ma sœur qui vit la même chose, avance la professeure. Même s’il n’y a pas de prise de conscience, ça s’inscrit dans notre comportement. »

Pour nommer ce transfert invisible du jeu au joueur, Alexia Bhéreur-Lagounaris dit « contaminer ». Un peu comme un virus, l’influence positive d’un jeu sur le joueur se fait de manière invisible. Et doit être invisible. « Laisser entendre au joueur qu’on veut le changer ou changer son comportement ne serait pas une super approche », estime-t-elle.

JOUER, C’EST INTERAGIR

Ce n’est pas qu’un détail : pour être efficace, un jeu à portée sociale doit d’abord être un bon jeu. « Personne ne va prêter attention au message si vous n’arrivez pas à les divertir. Personne ne va vouloir s’immerger dans un jeu sans un design attirant, tranche Navid Khonsari. Ensuite, c’est en ressortant de cet univers que le joueur va réaliser les impacts du sous-texte. »

« Le jeu vidéo s’inscrit parfaitement dans notre société contemporaine, estime par ailleurs Maude Bonenfant. Depuis le début des années 2000, on est dans une culture participative. Les gens ont commencé à intervenir directement, à interagir. Cette interactivité des jeux vidéo est un langage naturel pour les enfants du millénaire. Pour eux, il est normal d’interagir avec l’histoire qu’on leur raconte, avec le message qu’on leur passe. »

Alexia Bhéreur-Lagounaris juge que, dans un monde où des gens passent quantité d’heures à jouer à des jeux vidéo, il est temps se s’interroger sur les valeurs qu’ils renferment. « Pourquoi il est sexy de tirer sur des gens et quétaine de faire des câlins ? demande-t-elle. Pourquoi tant de jeux de guerre font appel à la pensée complexe ? Pourquoi il n’y aurait pas autant de jeux qui exigent ces raisonnements fins dans le but de faire la paix ? »

*1979 Revolution : Black Friday, lancé en avril, est offert depuis le 16 juin sur iPad et iPhone.

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Cinq jeux « éthiques »

Aucune cible à abattre. Aucun zombie à éviter. Les fondements ou les scénarios des jeux suivants proposent plutôt au joueur d’agir pour le bien commun, de faire des choix éthiques ou de collaborer avec un autre joueur. Tout ça en catimini, car le but du jeu, c’est d’abord d’avoir du plaisir !

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Quandary

L’enfant – le jeu est destiné aux 8 ans et plus – se met dans la peau du leader d’une colonie implantée sur la planète Braxos. Ainsi, c’est au joueur de trancher les situations difficiles et d’enquêter lorsque nécessaire. Chacun des choix a des conséquences sur d’autres habitants de la colonie ou sur le leader lui-même. Quandary, élu meilleur jeu en 2013 au festival Games for Change, incite le joueur à prendre du recul, à développer sa pensée critique et la prise de décision… « On devrait avoir ça dans toutes les écoles », estime Alexia Bhéreur-Lagounaris, créatrice d’événements ludiques à portée sociale à travers son Ablblalab.

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Papers, Please

Passer devant un agent des douanes constitue souvent un face-à-face stressant. Même quand on n’a rien à se reprocher. Le concepteur Lucas Pope a choisi de placer le joueur dans la guérite du douanier qui doit contrôler les entrées dans une contrée communiste fictive, Arstotzkan. En se servant de son flair, de sa sensibilité, de ses valeurs, des règles en vigueur et des pouvoirs qui lui sont conférés – interrogatoires plus poussés, fouilles, etc. –, il doit faire son boulot. Honnêtement… ou pas. Des citoyens lui offrent en effet des pots-de-vin. D’autres l’enjoignent à se joindre à la révolution. Des dilemmes engageants.

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Never Alone

Inspiré du folklore et de la spiritualité d’une communauté autochtone de l’Alaska, Never Alone demande au joueur de restaurer l’équilibre dans un blizzard arctique. Détail capital : la petite Nuna fait équipe avec un renard arctique et tous deux doivent avancer de concert. « L’animal doit débloquer des niveaux, l’humain aussi. Quand l’un des deux rate son coup, ils se retrouvent tous les deux au point de contrôle », explique Alexia Bhéreur-Lagounaris. Ce jeu visuellement époustouflant, comme le laisse deviner la bande-annonce, baigne dans une spiritualité qui inciterait subtilement à réfléchir au lien entre les êtres vivants (humain et animal, notamment). Quelque part entre le jeu d’aventure et le conte philosophique.

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Bounden

D’une certaine façon, Bounden est un jeu de danse. Qui n’a rien à voir avec tous les Just Dance du monde virtuel. L’application conçue pour les téléphones intelligents propose à deux joueurs de faire glisser une balle dans des séries de petits cercles. Rien de plus. Or, pour y parvenir, les deux joueurs – qui tiennent chacun une extrémité du téléphone – doivent collaborer, bouger en toute synchronie, jouant tantôt le meneur, cédant tantôt le contrôle à son partenaire de jeu. Peu à peu, c’est une chorégraphie qui se déploie et les deux joueurs « dansent » ensemble. Imaginez Twister, en plus poétique.

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1979 Revolution : Black Friday

Plongé dans les rues de Téhéran au moment où le shah (soutenu par les États-Unis) est renversé par une révolution islamique, le joueur incarne Reza, un jeune photojournaliste qui désire témoigner des événements sans prendre parti. Est-il vraiment possible d’agir selon sa conscience et de rester neutre dans un contexte aussi explosif ? Les choix de Reza – c’est-à-dire ceux du joueur – décident de la suite des événements… Navid Khonsari, producteur de 1979 Revolution, estime depuis longtemps qu’une révolution serait une bonne fondation pour un jeu « parce que c’est un moment où nos repères sont brouillés et où les réactions ne sont plus normales ». De l’éthique extrême.

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« Empathie collective »

Chaque fois qu’Alexia Bhéreur-Lagounaris assiste au festival Games for Change, elle en ressort transformée. Le mouvement collectif incarné par cet événement consacré au jeu vidéo à portée sociale – et maintenant éducative et sanitaire – est un symbole fort, selon elle. « Cette idée de se rassembler tous ensemble avec des intentions de bien commun me semble un élément clé dans le phénomène », dit la Montréalaise, fondatrice d’Ablblalab, entreprise de création d’événements ludiques à portée sociale.

La volonté des organisateurs de l’événement d’atteindre la parité hommes-femmes parmi les conférenciers tranche avec « toutes ces conférences de jeux vidéo où on trouve 1 femme pour 30 hommes ». Cette mixité n’influe pas seulement sur l’atmosphère, mais aussi sur les thèmes abordés. Selon elle, plus il y a d’hommes, plus l’accent est mis sur la technique, alors que l’expérience de jeu et les préoccupations humaines prennent plus de place lorsque les femmes sont en nombre important.

Games for Change n’est pas seulement un lieu d’« intelligence collective », concept qui lui est cher, mais aussi un espace d’« empathie collective », comme elle dit, en s’appuyant sur une anecdote vécue l’an dernier.

« Le matin, un transgenre – Charles Battersby, de Press XY – nous avait expliqué de manière fort éloquente ce qu’était la blessure provoquée par les préjugés. »

— Alexia Bhéreur-Lagounaris

« Quelques minutes plus tard, nous changeons de salle pour écouter le prince Fahd Al Saoud, d’Arabie saoudite. Avec quelques diapos, il a exposé à son tour le problème du préjugé nord-américain envers les Arabes, poursuit-elle. Les quelque 200 personnes dans la salle qui avaient entendu Charles Battersby le matin ont senti la similitude. Que les souffrances des préjugés rendent tous égaux. […] Que finalement nous sommes tous humains. »

Alexia Bhéreur-Lagounaris souhaite elle aussi rassembler les gens physiquement pour provoquer de ces moments où on « descend de notre tête pour être plutôt dans notre cœur pendant un moment » à travers les événements et jeux créés par son Ablblalab. Elle cherche aussi à établir une antenne de Games for Change à Montréal.

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