Bonjour, parlons de « Bon matin ! »

Quand j’entends certaines expressions, certaines tournures de phrases, mes tympans veulent appeler le 911.

Il faut adresser le problème…

Je veux vous partager…

Nous sommes dans l’ère digitale…

Car il faut attaquer (ou aborder) le problème, je veux vous faire partager et nous sommes bien sûr dans l’ère numérique, à moins qu’on ne fasse référence à une ère qui se rapporte aux doigts.

Bref, ces expressions ne se disent pas.

Mais je me tais quand je les entends.

Je dis à mes oreilles d’écouter du Zamfir plutôt que d’appeler le 911. Je me tais parce que corriger des gens qui font des erreurs de français, c’est quasiment impossible à faire sans passer pour un snob fini (enfin, je le fais avec mon fils, en privé). Et puis, des erreurs, on en fait tous, on en fait tous…

Ce qui m’amène à bon matin.

C’est un calque de l’anglais, bon matin. Je cite la Banque de dépannage linguistique de l’Office québécois de la langue française : « Cette expression, d’un emploi récent, est calquée sur l’expression anglaise good morning. En français, lorsqu’on désire saluer une personne, on utilise le mot bonjour et le soir, le mot bonsoir… »

Sauf que…

Sauf que ça dit ce que ça dit, non ?

Il y a quelques années, quand j’entendais bon matin, je devais calmer mes tympans. Mais je m’y habitue de plus en plus. Et je me demande de plus en plus pourquoi bon matin est « interdit » – si tant est qu’une norme puisse autoriser ou interdire l’emploi d’un mot.

J’ai donc sollicité Mme Marie-Éva de Villers, linguiste et lexicographe bien connue pour son Multidictionnaire de la langue française, qui en est à sa septième édition depuis 1988, pour qu’elle m’aide à me faire une tête…

« Bonjour est un mot très ancien, m’a-t-elle expliqué d’entrée de jeu, employé depuis le XIIIe siècle, selon le Trésor de la langue française. Les premiers colons de la Nouvelle-France l’employaient donc déjà et c’est universellement employé dans la francophonie quand on rencontre quelqu’un. »

Puisque bonjour existe, note Mme de Villers, bon matin entre inutilement en concurrence avec bonjour. D’où son rejet par les linguistes et les lexicographes : « C’est un emploi qui n’est pas vraiment utile, une expression qui n’est pas nécessaire, puisque bonjour existe. »

Le problème de bon matin est double, note- t-elle. Un, oui, c’est un calque de l’anglais qui entre en concurrence avec bonjour. Deux, bon matin est à la limite une formule de départ, comme le sont bonne soirée ou bon après-midi…

Pensez-y : quand on rencontre une personne, quand on échange nos premiers mots avec elle, dit-on bonne soirée ? Non. On dit bonne soirée au moment de se quitter. Par effet miroir, dire bon matin en guise de salutation au premier contact est donc, linguistiquement et concrètement parlant, illogique.

Sauf que…

Sauf que l’usage de la langue finit par faire foi de tout. Des expressions et des formules incorrectes s’imposent parce que… les gens les utilisent. Tout simplement.

Prenez l’expression ne pas être sorti du bois, qui traduit une situation difficile dont on n’est pas près de s’extirper. C’est un emprunt à l’anglais. En français, on dit ne pas être sorti de l’auberge…

Mais l’usage québécois a effacé l’auberge !

Marie-Éva de Villers : « Ne pas être sorti du bois, c’est limpide, au Québec, ça se comprend très, très bien, plus que ne pas être sorti de l’auberge. Et ça reflète aussi notre géographie. »

Ainsi, saisir une opportunité, un faux ami, est désormais une expression acceptée, explique Mme de Villers, opportunité est entré dans l’usage au sens d’occasion. Et réaliser, au sens de prendre conscience de quelque chose – J’ai réalisé que j’ai fait une gaffe –, a longtemps été rejeté. Ce n’est plus le cas.

Je sais que Statistique Canada ne traque pas l’usage des mots, je sais qu’il n’y a pas de Bourse où le cours de certaines expressions est clairement en hausse (ou en baisse), mais je crois que j’énonce ici une évidence : bon matin cogne aux portes de l’usage courant des locuteurs québécois…

Je soumets donc à Marie-Éva de Villers cette hypothèse : bon matin va inéluctablement s’imposer dans l’usage.

Et on le retrouvera, tôt ou tard, dans une édition prochaine de son Multidictionnaire.

La linguiste laisse échapper un rire, au bout du fil : « Je ne parierais pas sur bon matin, mais qui sait, peut-être que l’expression finira par s’imposer comme un trait linguistique identitaire québécois. C’est la société dans son ensemble qui détermine si un usage est admis ou pas. C’est le rôle des lexicographes de jauger tout cela et c’est subjectif. Mais un consensus finit par se dégager. C’est ce que j’essaie de faire avec le Multidictionnaire : renvoyer à la forme correcte… Ou prendre acte que c’est entré dans l’usage. »

Mon pari contredit celui de Mme de Villers : bon matin va s’imposer dans l’usage.

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