Proust en 180 heures

Son film dure déjà presque 150 heures. Le projet Proust lu, de Véronique Aubouy, dépassera probablement 180 heures quand il sera terminé… en 2030. La Presse s’est entretenue avec la cinéaste française qui, depuis 1993, filme des quidams qui lisent quelques pages d’À la recherche du temps perdu.

Quelle est la genèse de Proust lu ?

J’étais dans un café et je cherchais un nouveau projet. J’ai trempé une madeleine dans une tasse de thé, ça ne s’invente pas. Et je me suis dit, dans le fond, l’œuvre de Proust est faite pour être lue à voix haute, être interprétée par le lecteur. Ça change l’interprétation et la couleur au fil des décennies. On ne lit pas Proust maintenant comme il y a 100 ans.

Qui a été le premier lecteur ?

Je me suis souvenue d’un garçon à une fête, plusieurs années auparavant. Il s’était levé et avait commencé à réciter le début d’À la recherche. Je l’ai retrouvé grâce à des amis communs.

Avez-vous des lecteurs québécois ?

Oui, une demi-douzaine de lecteurs canadiens. J’aimerais beaucoup en avoir davantage, mais je veux filmer en personne, alors il faudrait que je vienne au Québec. J’espère avoir la chance de présenter mon film chez vous bientôt.

Comment se déroulent les représentations ?

La dernière fois, c’était à Marseille, en 2018. La projection dure près d’une semaine, jour et nuit. Les gens vont et viennent. La nuit, ce sont davantage des jeunes, le matin des personnes plus âgées, en fin de journée, des libraires.

Vous avez aussi une œuvre plus courte sur Proust.

Je résume À la recherche du temps perdu en une heure. Ce n’est jamais le même spectacle, parce qu’au début, je demande aux gens du public s’ils ont des passages préférés. Je prends plus de temps à parler de ces passages, donc je dois résumer de manière différente.

Avez-vous des projets non proustiens ?

Oui, je pourrais vous parler par exemple de Je suis Annemarie Schwarzenbach, qui prend une approche semblable à celle de Proust lu. J’ai filmé des auditions de jeunes pour un long métrage sur la vie de cette romancière suisse allemande des années 1930, qui a été amie de Klaus et Erika Mann, et qu’on redécouvre depuis quelques années.

Quand avez-vous lu Proust pour la première fois ?

Il y a deux lecteurs de Proust, ceux qui y arrivent dès la première fois, et ceux qui doivent s’y reprendre à plusieurs reprises ! Je fais partie de la deuxième catégorie. J’avais essayé de lire À la recherche jeune sans y arriver. Plus tard, j’ai fait un long voyage en sac à dos, seule en Amérique latine, et je me suis dit que le seul livre que j’apporterais, c’est le premier tome d’À la recherche du temps perdu. Je l’ai lu quand j’étais dans un train en altitude entre le Chili et la Bolivie et je me sentais très seule. Ç’a été une révélation. Quand je suis arrivée à destination, j’ai écrit à ma mère pour qu’elle m’envoie le deuxième tome. À l’époque, avant l’internet, il fallait six semaines pour qu’une lettre arrive en France, donc j’ai demandé à ma mère de me l’envoyer poste restante à Quito, où je pensais être trois mois plus tard. À Quito, j’ai lu le deuxième tome d’un coup et j’ai demandé à ma mère de m’envoyer le troisième tome à Mexico, où je calculais que je serais trois mois plus tard.

Proust lu en chiffres

123 heures : durée du film en février 2017 à Clermont-Ferrand

132 heures : durée du film en juillet 2018 à Marseille

1500 : nombre actuel de lecteurs

Source : Véronique Aubouy

Trois participants d’outre-Atlantique

François Joseph Lapointe a rencontré Véronique Aubouy en 2017 à Paris alors qu’il travaillait au Muséum d’histoire naturelle. « Ma femme Cathia Riopel et moi, on voulait faire partie de ce très grand projet et on a lu tous les deux », dit le biologiste de l’Université de Montréal, spécialiste de l’évolution et du « bioart ». « Pour moi, on aurait pu lire la Bible ou l’encyclopédie Britannica. Je suis fasciné par les très longs projets, par exemple l’œuvre As Slow as Possible de John Cage, qui va être jouée pendant 639 ans. » A-t-il lu À la recherche du temps perdu ? « Non, je ne suis pas masochiste. Ça me prendrait des mois à lire ça. Je lis des romans plus courts. » 

Paul Bossé, poète du Nouveau-Brunswick, a rencontré Véronique Aubouy en 2019 au Mexique, où il participait à une réunion internationale de poésie. « On a pris ensemble l’autobus pour Querétaro, et on a lunché, dit M. Bossé. J’ai trouvé son projet hallucinant, et j’ai accepté de lire pour elle. » A-t-il lu l’œuvre de Proust ? « J’ai lu 100 pages quand j’étais jeune, mais ce n’était pas pour moi. J’ai été épaté par la maîtrise de la langue, ça m’a inspiré sur le plan technique. Mais un jour, je vais l’affronter à nouveau, quand je serai cloué dans un fauteuil. Je pense qu’à 50 ans, on est mieux préparé pour Proust qu’à 18 ans. »

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