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La Goutte-d’Or face à la crise

Paris, France — En temps normal, la musique forte des coiffeurs afro résonne dans les rues et rythme le mouvement du marché Dejean. Les restaurants marocains ou sénégalais ne désemplissent pas, et l’on vient de loin pour faire les courses dans les épiceries congolaises, ivoiriennes ou camerounaises, qui proposent des produits difficiles à trouver ailleurs.

Malgré des problèmes d’insécurité plutôt habituels dans les quartiers populaires à forte densité, la Goutte-d’Or est un modèle historique de vivre ensemble. Aux ouvriers et artisans locaux qui peuplaient le quartier au XIXe siècle se sont ajouté des Juifs ashkénazes qui fuyaient les pogromes.

Avec eux naîtra une tradition textile dans le quartier, qui sera pérennisée par les couturiers originaires d’Afrique de l’Ouest qui investiront le quartier à partir de 1970. Entre-temps, de nombreux Maghrébins, arrivés après la Seconde Guerre mondiale, s’installeront également dans le quartier, suivis, à partir des années 2000, par des Blancs sensibles aux prix attractifs des logements qui, dans le reste de Paris, sont devenus inabordables.

Au jour le jour

Singulier, la Goutte-d’Or est aussi un quartier fragile. Ici, les gens vivent souvent au jour le jour, ou presque. Karim gère un restaurant dans le quartier. Depuis le début du confinement, il continue à préparer des plats à emporter ou à livrer, qui sont restés autorisés. Debout devant son établissement, il est inquiet. 

« C’est le bordel, ça fait un mois et demi qu’on galère. Enfin, même plus que ça : avant, il y a eu les grèves, les gilets jaunes et maintenant ça. Franchement, j’en peux plus. »

— Karim, restaurateur

La crise risque en fait de porter un coup fatal aux restaurateurs de la Goutte-d’Or. Et aussi au gagne-pain du reste de la population. « Ici, les gens sont nombreux à travailler à la journée, explique Chérif Boumala, bénévole à La Table Ouverte, une association du quartier. Ils font de la manutention, du nettoyage de sites, de l’intérim. Mais avec la COVID-19, tout s’est arrêté. »

Beaucoup sont des travailleurs non déclarés, parfois sans-papiers, ce qui signifie qu’ils ne touchent pas d’aide de l’État et, sans revenu, se retrouvent soumis à la seule solidarité du quartier. « La Goutte-d’Or, c’est un quartier d’entraide. On est ensemble, juifs, chrétiens, musulmans. Moi, je ne vis pas ici, mais j’y viens tout le temps, pour aider, mais aussi parce qu’il y a beaucoup d’Algériens. C’est une manière de garder un lien avec mon pays d’origine, sourit le quinquagénaire originaire d’Alger. Vous savez, c’est important de garder le lien et l’odeur. »

Difficile ramadan

Depuis 2009, Chérif, chef d’entreprise, vient chaque jour après le travail mettre la main à la pâte, distribuer des repas, prendre des nouvelles des sans-abri du quartier. Au moment de ce reportage, c’était le ramadan, un mois sacré pour les musulmans pratiquants du quartier. « Pour les plus pauvres, avance Chérif, c’est difficile de jeûner toute la journée sans avoir la certitude de bien manger à la fin. »

En temps de pandémie, les choses sont encore plus difficiles : « La mosquée de la rue Myrha et les salles de prière ont fermé, donc impossible de se rassembler pour prier. »

Pour venir en aide à ceux qui en ont besoin, La Table Ouverte prépare chaque jour un ftour, le repas qui rompt le jeûne, composé d’une chorba (une soupe), de dattes, de semoule et de briques de jus de fruits. « Vous savez, l’aumône aux pauvres est l’un des cinq piliers de l’islam, c‘est très important pour nous. »

À l’heure de la distribution, il y a foule. Comme chaque mois de ramadan, Ahmed Kefif, 40 ans, gère la sécurité. « La COVID-19 nous a obligés à prendre des dispositions. Un mètre entre les gens, une hygiène irréprochable. Ce n’est pas toujours facile, les gens ont faim, parfois ils se battent », confie ce barbu aux reflets roux.

Technicien chez Entreprise Électricité de France, Ahmed a de l’autorité et un mot gentil pour chacun. Il aide les personnes âgées à remplir leurs boîtes de soupe, fait une blague de temps en temps. « Il fait chaud, c’est assez intense, mais je jeûne depuis mes 13 ans, alors j’ai l’habitude », nous répond-il quand on s’étonne de l’énergie qu’il déploie alors qu’il n’a rien mangé depuis le lever du soleil.

Surveillance

Pendant la distribution, la police passe, et repasse. « On fait partie des seules structures du quartier à aider les gens, mais on a dû se battre pour rester ouverts pendant le confinement, s’exaspère Chérif Boumala. Je n’ose même pas imaginer ce qu’il se passerait si on disparaissait. »

Pour les gens du quartier, cette surveillance exacerbée n’est pas simplement due aux mesures liées à la pandémie. « Même si nous aidons tout le monde, la plupart de nos bénéficiaires sont musulmans, note Chérif Boumala. Or, la France a peur du communautarisme, alors forcément, on nous surveille plus que les autres. »

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