L’invention de trois jeunes frères pour vendre des fraises à Costco

À la surprise générale, un fruit attendu depuis des décennies vient de faire une entrée remarquée chez Costco. Et j’ai nommé : la fraise du Québec. Qui donc a réussi à déloger les grosses baies américaines ? Trois jeunes frères dans la vingtaine, agriculteurs depuis seulement cinq ans et inventeurs d’une machine fascinante sans laquelle il aurait été impossible d’obtenir ce contrat d’envergure.

L’achat local est dans l’air du temps. Même chez Costco.

Et l’arrivée de fraises affichant le logo Aliments du Québec n’est pas passée inaperçue comme en témoigne la page Facebook Les Accros du Costco. « Des fraises de chez nous… j’en reviens pas !!!! », a écrit une cliente. Beaucoup d’autres ont fait partager des photos et leur appréciation gustative.

Les fraises en question sont produites en partie dans l’île d’Orléans, par Petits fruits Orléans. Mais surtout à Lac-des-Écorces, village près de Mont-Laurier dans les Hautes-Laurentides. Par la ferme Pitre, créée de zéro en 2016 par Jérémie (24 ans), Jonathan (25 ans), Olivier (27 ans) et leurs parents. La relève, donc.

Le plus jeune est tombé dans les fraises avant son adolescence. Il en a cueilli pour un fermier de sa région et appréciait assez le domaine pour entreprendre des études en gestion et technologies d’entreprise agricole. Il y a entraîné ses deux frères. « Les trois ont fait leur technique en même temps et ont obtenu leur diplôme en 2017. Comme cadeau de fin d’études, je leur ai acheté une terre », me raconte leur père, Michel Pitre.

L’expansion a été fulgurante. D’autres terres ont été acquises. Si bien que la ferme familiale embauche aujourd’hui 198 travailleurs étrangers (contre 6 en 2018), en plus d’une soixantaine de Québécois. Metro et Sobeys (IGA) font partie des clients.

En joignant la famille Pitre, je voulais découvrir de quelle façon elle avait réussi à vendre ses fraises à Costco, qui n’a pas voulu commenter. Parler d’un tour de force n’est pas exagéré.

D’abord parce que l’intérêt du détaillant pour l’achat local n’a jamais été très manifeste. Et ce n’est pas parce que l’Association des producteurs de fraises et framboises du Québec n’a pas rencontré Costco à maintes reprises pour lui vendre ses fruits.

Devant le manque d’ouverture du géant américain, les producteurs maraîchers avaient même osé dénoncer publiquement, en 2008, le peu de place accordée à leurs fruits et légumes. Mais la tactique n’a pas eu beaucoup d’impact.

Les Québécois aussi s’en plaignent. Même s’ils aiment Costco d’amour. La fraise… surtout en pleine saison des fraises, ça ne passe pas trop bien.

Les producteurs disent ne pas pouvoir discerner la cause exacte de cette situation. « Costco, comme d’autres détaillants, veut juste du clamshell [contenants de plastique avec couvercle], car ça s’empile bien. Ce ne sont pas tous les producteurs qui travaillent avec ça », note la directrice générale de leur association, Jennifer Crawford. Il y a aussi la question du volume de production, de la stabilité dans la disponibilité tout l’été.

Louis Gosselin, l’un des actionnaires de Petits fruits Orléans, a « travaillé sur le dossier Costco pendant cinq ans » avant qu’il n’aboutisse, l’an dernier. Il croit que l’approvisionnement de la Californie était tout simplement « facile » pour le géant américain. « Probablement que la vague d’achat local l’a incité à aller de l’avant. Le vrai patron, c’est le consommateur. »

L’invention qui change tout

Revenons à la ferme Pitre. Et à sa débrouillardise.

Pour accélérer la cueillette de ses tonnes de fraises, la famille a inventé une machine qui serait unique en Amérique du Nord, selon elle. « On ne pourrait pas fournir Costco avec la méthode traditionnelle […] Ça réduit nos coûts de main-d’œuvre de 50 % », indique Michel Pitre, tout en restant discret sur la quantité de fraises qu’il vend au détaillant.

Les fraises sont cueillies à la main, mais les employés n’ont plus besoin de marcher dans le champ ni de transporter des boîtes de fraises. Ils sont assis ou à genoux dans une espèce de traîneau tiré par un tracteur.

« On a 48 gars sur la machine en même temps qui cueillent 24 rangées à la fois, donc un demi-rang chacun. Ils ont une toilette. Ils sont à l’abri du soleil et de la pluie, ils se mettent de la musique. On peut même cueillir la nuit, car il y a de la lumière ! »

— Michel Pitre, producteur de fraises

La famille Pitre possède trois exemplaires de son invention, qu’elle ne prévoit pas vendre.

La perfection

Cette méthode unique de cueillette est novatrice, mais ce n’est pas un argument de vente. Pour convaincre Costco, la famille Pitre a fait des tests l’an dernier dans la succursale de Gatineau. Le résultat a été concluant, les besoins du client étaient comblés, explique Jérémie Pitre, benjamin de la famille.

Quels sont ces besoins ?

« La perfection ! répond-il. Il faut que ce soit beau, pas trop mûr. Il faut que ce soit solide, goûteux. Être fournisseur de Costco, c’est super exigeant. Ça prend une très grosse gestion. »

« C’est un méchant défi. C’est quelque chose ! C’est assez dur. Il y a bien des embûches, mais ça vaut la peine. [Costco] est un super bon partenaire pour nous autres. […] Ils voulaient plus se rapprocher des producteurs du Québec. »

— Jérémie Pitre, producteur de fraises

La ferme a augmenté sa production pour fournir à la demande de tous les Costco du Québec (hormis ceux de la région de Québec) et de certains en Ontario. Elle n’y arrive quand même pas. « C’est une job assez colossale de produire autant. Ce sont de très gros volumes. C’est beaucoup de camions par semaine. »

Autre source de fierté pour les trois frères : ils ont obtenu ce mégacontrat sans tasser des producteurs québécois. Ils ambitionnent plutôt de prendre la place des producteurs américains. Une place bien méritée.

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