Normal d’appréhender le retour à la normale ?

Le plan annoncé mardi par Québec promet un retour à la vie presque normale. La voilà enfin briller, la « lumière au bout du tunnel » ! On devrait se sentir enthousiaste, voire euphorique. Est-ce normal de ne pas complètement partager la joie ambiante ? De se sentir anxieux, fatigué ? Oui. Absolument.

Joakim Lemieux a été surprise par sa propre réaction, mardi, en entendant le premier ministre François Legault détailler les étapes du déconfinement dans la province. « Pas tant enthousiaste. » Pourtant, souligne-t-elle, ce moment, on l’attendait tous depuis plus d’un an.

Quelles émotions ressent-elle ? La mère de famille de 34 ans, à qui nous avons parlé au téléphone mercredi, prend un instant pour y réfléchir.

« J’ai de la misère à comprendre ce qui m’habite, répond Joakim Lemieux, qui travaille dans le milieu communautaire. Ce matin, j’en parlais à mon chum et je suis devenue émue, mais pas émue de joie. C’est un stress, en fait. Je vois ça comme quelque chose de stressant. C’est peut-être le fait qu’on est en télétravail et que j’ai un enfant de 2 ans, mais je me sens fatiguée. Je vois ça un peu comme une montagne, devoir concilier travail, famille et loisirs. »

Après la déception de ne pas pouvoir fêter Noël en famille, Joakim a cessé de se projeter dans l’avenir. Elle s’est adaptée. Et son petit cocon familial s’est avéré très confortable.

« J’ai hâte de prendre mes parents et mes amis dans mes bras, et je vais sûrement pleurer de joie quand je vais le faire, mais il y a peut-être quelque chose dans la fréquence des activités sociales qui ne me manque pas tant, finalement. »

— Joakim Lemieux

Sans prétention scientifique, La Presse a sondé la réaction d’internautes mercredi sur des groupes Facebook. La plupart ont exprimé leur soulagement et leur joie d’entrevoir enfin, concrètement, le début de la fin de cette pandémie de COVID-19. D’autres, comme Joakim, avaient des sentiments plus partagés. Différentes peurs ont été exprimées : celle d’assister à un déconfinement trop rapide et d’être (encore une fois) déçu, celle de se faire juger si on demeure craintif du virus, celle de ne plus savoir comment agir en groupe et de ne plus avoir de prétexte pour refuser une invitation…

La peur de retrouver le rythme effréné métro-boulot-dodo semble avoir assombri la joie de bien des gens. Catherine Grenier, 35 ans, qualifie sa réaction au déconfinement à venir de « douce-amère ». « Je ne veux plus faire 45 minutes de transport matin et soir, parce que je veux faire partie du quotidien de mes enfants », dit-elle.

Fatigue et déconditionnement

Est-ce normal de ne pas se sentir euphorique en ce moment ? Oui, répondent les psychologues Christine Grou et Geneviève Beaulieu-Pelletier.

D’abord, pour ressentir de la joie et de l’euphorie, il faut un terrain qui y soit propice, souligne Christine Grou, présidente de l’Ordre des psychologues du Québec. « Répondre à des invitations, reprendre une vie sociale, reprendre les soupers au resto et le travail en présence, ça demande une énergie. Une belle énergie. Mais on peut penser que des gens ne la ressentent pas, cette énergie, parce qu’ils sont trop sur le neutre, trop fatigués. »

Après 14 mois de pandémie, on s’est déconditionné à plein de choses, un peu comme le coureur qui arrête de courir, illustre la psychologue. On a perdu l’habitude de se préparer le matin, de sortir le soir…

« Là, on a un peu le vertige. C’est comme si vous mettiez quelqu’un dans une chambre d’hôpital pendant un an, que vous le priviez d’un paquet de stimulations, et que tout à coup, vous le remettiez dehors. Il faut que le système se réhabitue, physiquement et psychologiquement. »

— Christine Grou, présidente de l’Ordre des psychologues du Québec

Geneviève Beaulieu-Pelletier, professeure associée à l’Université du Québec à Montréal (UQAM), souligne qu’après un an d’adaptation à la réalité pandémique, les gens ont créé de nouvelles représentations mentales à propos de la manière de se comporter en société. Relation égale risque, proximité égale danger. Tranquillement, ces représentations ne seront plus les bonnes. Et tranquillement, il faudra s’en recréer de nouvelles, dit-elle.

« C’est un processus d’apprentissage, ça prend du temps, et c’est variable d’une personne à l’autre, souligne Geneviève Beaulieu-Pelletier. Chacun va avoir son propre rythme. Et collectivement, on doit comprendre que son voisin ou son ami n’est peut-être pas rendu à la même place que soi. Chacun doit respecter son propre rythme et le rythme de l’autre. »

Maintenant, est-ce normal de ne pas avoir vraiment envie de voir des gens, d’aller à des barbecues ?

Là encore, oui, c’est normal (bien qu’il faille surveiller les symptômes dépressifs, avise Christine Grou). Autant certains exploseront de liberté, autant d’autres prendront du temps à retrouver le rythme d’avant.

« Et ce n’est pas facile, socialiser ! On est des êtres sociaux, on a besoin de contacts, mais mine de rien, ça nous demande de l’énergie, on est sollicités, il y a des conventions. »

— Geneviève Beaulieu-Pelletier, psychologue clinicienne et professeure associée à l’Université du Québec à Montréal

Des gens peuvent aussi se demander s’ils auront quelque chose d’intéressant à raconter après un an à rester à la maison, « mais tranquillement, les choses vont reprendre leur cours », assure Christine Grou.

Par ailleurs, note-t-elle, « pouvoir ne veut pas dire devoir ». La pandémie nous aura permis de faire le point sur les choses qui sont essentielles et celles qui ne le sont pas, rappelle Christine Grou, qui invite les gens à ne pas se sentir coupables de faire d’autres choix à l’avenir. « La pandémie a plusieurs aspects négatifs, mais elle faisait en sorte qu’on ne se sentait pas coupable de ne rien faire », note la psychologue.

Joakim Lemieux s’y attend : elle va devoir revoir les activités vraiment importantes pour elle et celles qui le sont moins. « Je ne pense pas que je vais reprendre ma vie comme elle était avant », dit la jeune femme, bien consciente qu’il faut être privilégié pour trouver des aspects positifs dans le confinement. « Je vais probablement devoir faire des choix et les assumer. Ce sera une adaptation, plus que je ne l’aurais cru. »

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