Chemin Roxham

Des dizaines d'enfants seuls

Au cours de la dernière année, 10 enfants seuls se sont présentés chaque mois sur le chemin Roxham pour demander l’asile au Canada. Le nombre de mineurs non accompagnés qui trouvent refuge au pays a quintuplé depuis la pandémie : de 23 en 2020, ils sont passés à 115 en 2022, montrent des chiffres obtenus par La Presse. Mais le phénomène n’est pas nouveau. Avant 2020, le flux des mineurs seuls était déjà régulier sur le chemin Roxham.

« En ce moment, on en a plus que jamais »

Ils ont généralement de 12 à 17 ans, mais peuvent être aussi jeunes que 10 ans. Ils viennent de pays très variés : Afghanistan, Turquie, Angola, Venezuela, Mexique, Pakistan, Congo. Leur nombre est tel que 10 travailleurs sociaux se consacrent désormais à cette seule clientèle au Programme régional d’accueil et d’intégration des demandeurs d’asile (PRAIDA).

En 2018, le PRAIDA a créé une équipe consacrée aux enfants non accompagnés qui empruntent le chemin Roxham « afin de fournir des soins et services sociaux plus ciblés », puisque ces mineurs doivent être suivis jusqu’à leur majorité par des intervenants sociaux.

« On en reçoit entre un et six par semaine », indique une intervenante communautaire, impliquée de près dans la gestion du cas de ces enfants. Elle a demandé à ne pas être nommée, car elle n’est pas autorisée à parler aux médias.

« Ça dure depuis longtemps et ça va avec les vagues migratoires, poursuit notre intervenante. En ce moment, on en a plus que jamais. »

En 2019, le nombre de mineurs non accompagnés se chiffrait déjà à 112 dossiers pour l’année. « On est revenus aux niveaux prépandémiques pour le nombre de mineurs non accompagnés », confirme Lucie Tremblay, PDG adjointe du CIUSSS du Centre-Ouest-de-l’Île-de-Montréal et responsable du programme PRAIDA.

C’est le ministère québécois des Services sociaux qui nous a fourni ces chiffres sur le nombre de mineurs non accompagnés. Après deux semaines d’attente, Immigration Canada a indiqué « ne pas être en mesure » de nous fournir ces données de base sur les jeunes qui arrivent seuls sur le chemin Roxham.

Lorsqu’ils arrivent à la frontière, les mineurs seuls sont immédiatement pris en charge par le PRAIDA. Un travailleur social les supervise, les accompagne dans toutes les démarches pour la demande d’asile. De façon immédiate, on leur trouve une famille pour les héberger et une école pour les accueillir.

Actuellement, 85 d’entre eux sont hébergés dans des « familles d’entraide », souvent recommandées par les parents dans le pays d’origine, selon les chiffres transmis par le ministère québécois de la Santé et des Services sociaux. « Il y a une communication obligatoire avec la famille pour vérifier que le jeune s’en va bel et bien chez un parent », explique l’intervenante. Immigration Canada s’occupe ensuite de vérifier l’identité des membres de ces familles d’entraide. Et puis, une évaluation du milieu familial est faite par deux travailleuses sociales du PRAIDA, qui se consacrent uniquement à ce type de tâches.

Mais dans certains cas, les enfants n’ont nulle part où habiter. On a alors recours aux services de familles d’accueil de la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ).

Quelque 40 mineurs non accompagnés sont actuellement hébergés dans des ressources gérées par les services sociaux, que ce soient des familles d’accueil ou des foyers de groupe. Neuf d’entre eux sont en appartement supervisé.

« Il voulait juste faire venir sa famille »

Jacques* et sa conjointe sont l’une de ces familles d’accueil qui ont hébergé de jeunes migrants arrivés seuls par le chemin Roxham. Au fil des derniers mois, ils en ont accueilli sept sous leur toit. Et ce qu’ils ont vu les a « troublés », nous a confié Jacques lors d’une entrevue.

Le premier jeune reçu, un adolescent de 17 ans issu du Moyen-Orient, avait été « envoyé » par sa famille élargie, qui s’était cotisée pour lui payer le voyage de 10 000 $. L’équivalent, a précisé le jeune, de 12 ans de salaire.

Après avoir pris l’avion pour le Mexique, le jeune a traversé le Rio Grande à pied et a été incarcéré au Texas. Une fois qu’il a été libéré, un bus l’a déposé à Plattsburgh, puis un taxi, sur le chemin Roxham. Depuis le début, sa destination était claire : le Canada, via le chemin Roxham, qui était connu jusque dans son petit village du Moyen-Orient.

« Il avait zéro rêve américain. Il voulait juste faire venir sa famille. Il avait une blonde là-bas, il me montrait sa moto, des photos… »

« Il avait été choisi par sa famille parce qu’il était le plus grand et le plus fort. Il était hyper stressé par les rendez-vous avec l’immigration, il avait peur de ne pas mener à bien sa mission et de ne pas réussir à faire venir toute la famille ici. »

— Jacques

Le jeune a quitté sa famille après avoir eu 18 ans. Il est allé chez une personne qu’il décrivait comme un membre de sa famille, à Toronto. Mais Jacques est persuadé qu’il n’y avait aucun lien de parenté entre les deux.

Six autres mineurs ont ensuite été confiés à la famille de Jacques par le PRAIDA en l’espace de quelques semaines. Certains d’entre eux provenaient du Moyen-Orient, mais la majorité était originaire de pays de l’Asie du Sud-Est. Ils étaient presque tous venus en avion jusqu’à Boston, aux côtés d’autres migrants adultes, puis une caravane de taxis les a menés jusqu’au chemin Roxham.

Deux de ces enfants sont arrivés avec plusieurs valises. « Ils avaient de beaux vêtements, de beaux souliers. Ils sont partis à Toronto chez, prétendument, le père d’un des deux garçons. Ils ne connaissaient pas sa date de naissance, son lieu de naissance… et ils étaient beaucoup trop polis au téléphone pour que ce soit un membre de la famille. »

Mais « la goutte qui a fait déborder le vase », pour Jacques et sa conjointe, a été cette demande d’hébergement pour un enfant de 10 ans, arrivé avec un « cousin » adolescent. « J’ai trouvé ça épouvantable. Celui de 10 ans était manifestement traumatisé. Il ne parlait pas, il ne mangeait pas. Quand je lui posais une question, il attendait que le grand réponde à sa place. Le plus vieux jouait aux jeux vidéo et il semblait se foutre de tout. »

Ces deux jeunes ont également quitté le Québec pour Toronto. Jacques en est encore bouleversé. « Servent-ils de cheap labor ? Qui collecte leur chèque ? Est-ce que ça sert à rembourser une dette qu’ils ont contractée pour venir ici ? »

*Il nous a demandé de ne pas utiliser son vrai nom, car il n'est pas autorisé à parler aux médias.

Un plan « hasardeux »

Tous les intervenants du monde de l’immigration à qui nous avons parlé estiment que le PRAIDA se livre à des enquêtes sérieuses avant de confier des mineurs seuls à des gens qui se disent membres de leur famille. « On s’assure qu’ils s’en vont bel et bien chez des gens de la famille », affirme Lucie Tremblay, responsable du PRAIDA au CIUSSS du Centre-Ouest-de-l’Île-de-Montréal.

« Il y a des enquêtes qui sont faites pour savoir si c’est vraiment la tante ou l’oncle. PRAIDA fait vraiment le suivi. S’il y a un membre de la famille ici, ils s’assurent que c’est bel et bien de la famille. PRAIDA fait sa job. Ils questionnent », renchérit l’avocate Stéphanie Valois, spécialiste en droit des réfugiés.

Le phénomène des mineurs non accompagnés n’est pas une nouveauté pour ces acteurs du monde de l’immigration. Récemment, Mme Valois a représenté deux sœurs provenant du Cameroun. Les deux filles sont arrivées seules aux États-Unis à l’âge de 11 et 15 ans. Elles ont vécu chez un ami de la famille qui a fini par les mettre à la porte quand la grande sœur est devenue majeure. Elles sont arrivées au Canada à 18 et 14 ans.

« La grande travaille, elle prend soin de sa petite sœur, relate Mme Valois. On a fait des recherches avec la Croix-Rouge pour retrouver leurs parents. Ils ont disparu. » Les deux jeunes filles sont toujours en attente d’une décision dans leur dossier.

Des familles peuvent effectivement envoyer un enfant demander l’asile dans le but de faire venir d’autres parents. Mais ce plan est souvent voué à l’échec, observe Stéphane Reichhold, de la Table de concertation des organismes au service des personnes réfugiées et immigrantes.

« L’enfant doit d’abord être reconnu comme réfugié, ce qui peut prendre un an ou deux. Ensuite, il doit devenir majeur pour parrainer ses parents. Ça peut prendre des années pour que ça se concrétise. C’est très hasardeux. »

— Stéphane Reichhold, de la Table de concertation des organismes au service des personnes réfugiées et immigrantes

Les craintes quant à d’éventuels réseaux d’exploitation de ces mineurs seuls sont toujours présentes, dit l’intervenante qui travaille de près avec ces mineurs non accompagnés. « Quand on a un doute, on fait appel à la DPJ. Si on craint pour la sécurité de l’enfant, s’il y a des soupçons d’abus, c’est à la DPJ d’évaluer ça. Il y a un signalement qui est fait. Si le signalement est retenu, ils reprennent le dossier. »

Et la DPJ ne badine pas avec de tels cas, relate une intervenante de la grande région de Montréal. Récemment, une jeune Européenne de 17 ans a été hébergée en centre d’accueil « parce qu’il est clair qu’il y a un réseau après elle », raconte-t-elle. La jeune était arrivée par voie aérienne, et non par le chemin Roxham.

« On aurait pu la mettre dans un avion et la retourner dans son pays, mais les policiers sont certains qu’elle se serait fait intercepter à l’aéroport. C’est tout un débat : est-ce qu’on doit la garder ici ou la retourner ? »

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