Un destin cruel

Des histoires comme ce nouveau titre de Sorj Chalandon, on en rencontre peu. Des romans qui remuent, qui soulèvent toute une gamme d’émotions, de la colère à la révolte, et qui donnent envie de s’insurger contre toutes les formes d’injustice dont les êtres humains se sont montrés capables par le passé.

L’écrivain français s’est inspiré de faits historiques qui sont survenus dans la colonie pénitentiaire pour mineurs de Belle-Île-en-Mer, au large de la Bretagne. En 1927, Jules Bonneau a 13 ans lorsqu’il est envoyé dans cet établissement où atterrissaient les enfants « mal nés », dont l’État ne savait que faire, abandonné par sa mère, puis par son père et ses grands-parents. D’aucuns qualifiaient déjà l’endroit de bagne puisque les « colons » y étaient forcés de travailler, mal nourris, enfermés dans des cages à poules et sauvagement battus par des surveillants impitoyables qui avaient fait la Grande Guerre.

Sept ans plus tard, la colonie est le théâtre d’une émeute sans précédent. Les enfants se révoltent dans un déchaînement de violence et parviennent à s’échapper des murs de leur prison. Jules Bonneau est l’un d’eux. Une récompense est alors offerte aux habitants de l’île pour retrouver les évadés et les ramener à la colonie – morts ou vivants –, une pièce de 20 francs, soit presque rien, mais qui déclenche tout de même une « chasse à l’enfant » effrénée, cruelle et inhumaine, et qui inspirera son célèbre poème à Jacques Prévert, de passage à Belle-Île au moment du soulèvement.

Tous seront retrouvés, sauf Jules. Mais comment s’échapper quand on est coincé dans une île ? Et peut-on vraiment se refaire quand on n’a connu que les coups, les brimades, les insultes et les humiliations ?

Toute la force du récit vient du fait que c’est l’adolescent qui raconte son histoire. L’écriture de Sorj Chalandon est un cri de rage, enflammée, explosive, à l’image de toute la violence et du rejet que Jules Bonneau n’a cessé de subir depuis son enfance.

L’enragé est également le portrait passionnant d’une époque. On est au cœur des années 1930, l’Europe est en pleine ébullition. Du continent arrivent des échos de ce qui va déclencher un nouveau conflit mondial. Dans l’île même, des frictions surgissent entre communistes et nationalistes. La révolte de ces enfants n’est en fait que le prélude du raz-de-marée qui va dévaster une bonne partie du monde. Oui, c’est un récit brutal, frappant de dureté, qui se lit les nerfs à fleur de peau. Mais c’est aussi le genre de roman indispensable quand on veut regarder l’Histoire en face.

L’enragé

Sorj Chalandon

Grasset

416 pages

8,5/10

Attention, environnement alambiqué

Un précieux « minerai fantôme ». Des distorsions spatio-temporelles. Une cité entière condamnée. Une lutte désespérée pour sauver des espèces animales au bord de l’extinction. L’écrivain albertain Thomas Wharton, après une parenthèse d’une décennie sans publication romanesque, retrempe sa plume dans l’encrier de la science-fiction pour dépeindre un monde où la crise écologique a atteint son paroxysme, revêtant un nouveau visage. Une des inconnues de l’équation : une nouvelle source d’énergie fort lucrative, dont l’extraction provoquerait des « décohérences » (sortes de hiatus dans le temps et l’espace), forçant le bouclage de River Meadows, ville minière du Nord canadien. Malgré tout, Alex se lance à la recherche de sa sœur Amery, auparavant présente dans cette zone, mais ayant cessé de donner signe de vie. Parallèlement, Claire, trafiquante d’animaux rares et menacés, débarque dans une île mystérieuse. Sur fond de graves dérèglements climatiques, les voiles se lèveront un à un, même si la cohésion du tout sème le doute. Ce petit univers parallèle enraciné dans nos travers actuels s’avère particulièrement réussi, l’écriture coulante de Wharton nous plongeant dans une intrigue aux multiples facettes que Borges ou García Márquez n’auraient pas reniée. Créatif et savamment alambiqué, La messagère aborde le thème environnemental de façon originale et captivante. Qui plus est, la traduction de Sophie Voillot, qui s’est déjà distinguée pour ses travaux sur les titres précédents de l’auteur, conserve le relief du récit.

— Sylvain Sarrazin, La Presse

La messagère

Thomas Wharton

Alto

432 pages

7,5/10

Pour l’adolescent en vous

Elle s’appelle Marilyne, elle a 30 ans, et plus ou moins de succès auprès des hommes. Une sorte d’antihéroïne sympathique, qui a vécu son lot de déceptions, et qui voit un jour et tout à fait par hasard réapparaître dans sa vie pour un souper deux copains de son adolescence. L’affaire lui glace le sang. Mais pourquoi, exactement ? Alfred Hitchcock et Stephen King ont eu un immense impact dans sa vie, est-il écrit dans les remerciements de ce premier roman pour adultes signé Gabrielle Delamer. Certes, mais si vous vous attendez à un récit d’horreur, passez votre tour. Même si l’autrice a la plume qu’il faut pour garder son lecteur en haleine, l’intrigue est plutôt du genre drame psychologique, limite sentimental. Le récit oscille habilement entre présent et passé, les souvenirs sont livrés au compte-gouttes, rendant la lecture quasi addictive. L’autrice, à qui l’on doit déjà plusieurs titres jeunesse (La fille ingrate, Lumière et Clara en désordre), a un talent manifeste pour raconter les émotions de l’adolescence, ses incertitudes et ses tensions. Cela étant dit, le tout finit malheureusement par manquer de substance. Ou de profondeur. N’empêche : ce n’est peut-être pas de la grande littérature, mais ça se dévore d’un trait. Avis aux adolescents dans la salle (et à ceux qui sommeillent en chacun de nous !).

— Silvia Galipeau, La Presse

Juillet n’est pas une vivace

Gabrielle Delamer

Québec Amérique

177 pages

7/10

Regrets jardinesques

Comment réparer ses torts face à un demi-frère « éludé » pendant 30 ans, quand on s’appelle Alexandre Jardin ? On lui élève une sépulture de papier. « Chez nous, on ne s’aménage un repos éternel que dans un livre », écrit-il dans son nouveau titre. Emmanuel, c’est son frère aîné qui s’est suicidé en 1993 et à qui il s’est efforcé de ne plus repenser, au point d’escamoter cette date de sa mémoire. Puis, à la suite de ce qu’il appelle une épidémie de décès autour de lui, l’écrivain en est venu à la réalisation qu’il ne pouvait plus effacer tous ces morts. Il s’attelle donc à revenir sur ces moments partagés avec celui qu’il considère comme son « anti-moi », sur leur relation en montagnes russes qui ne lui a laissé que des regrets, sur la fougue de ce jeune homme qu’il décrit comme furieusement libre et terriblement poète. À travers ces souvenirs romancés où il se place constamment au cœur du récit, il ne lui rend pas tout à fait hommage, concluant même ces épanchements intimes avec un aparté sur sa fraternité « réussie » avec son frère cadet Frédéric. En revanche, il nous offre une nouvelle incursion au cœur de l’imaginaire jardinesque en ajoutant une pierre de plus à l’univers familial débridé des Jardin.

— Laila Maalouf, La Presse

Frères

Alexandre Jardin

Albin Michel

176 pages

6,5/10

Des vies délavées

A priori, on pourrait croire qu’il s’agit d’une famille comme les autres. Un trio – la mère, le père, le fils adolescent. Trois personnages meublés d’ombres, autour desquels on flotte, l’espace d’un instant, alors qu’ils remettent en question leurs vies sans relief. Benoît, le père, s’enferme de plus en plus dans son bureau pour naviguer en ligne, rêvant de changer de travail, désemparé devant ce fils surdoué qu’il n’a jamais désiré. De son côté, Sophie, ancienne nageuse et médaillée olympique, n’arrive pas à se détacher de son passé d’athlète, jusqu’à ce qu’un accident lui fasse entrevoir le début d’une nouvelle existence. Ici et là, l’auteur (dont c’est le second roman) s’engage sur des sentiers qui pourraient amorcer une réflexion intéressante – l’aspect rassurant des vies virtuelles, les blessures familiales qui peinent à cicatriser, la théorie de l’effet papillon et ses conséquences. Mais à l’image de ces vies délavées que rien ne semble parvenir à ébranler, le récit survole ces questions sans s’altérer, nous laissant sur notre faim, et avec le sentiment d’avoir laissé quelque chose en suspens.

— Laila Maalouf, La Presse

De grandes personnes

Mathieu Rolland

Boréal

216 pages

6/10

Autres sorties

Parmi tous les romans qui sont arrivés récemment en librairie, en voici quelques-uns qui ont attiré notre attention.

Veilleuse du calvaire

Lyonel Trouillot

Actes Sud

176 pages

Écrivain engagé, Lyonel Trouillot nous entraîne de nouveau en Haïti dans ce texte poétique où l’on se laisse emporter par les voix de femmes révoltées, déterminées à sauver une colline sauvage de leur île.

Camouflé dans la chair

Mathieu Leroux

Héliotrope

178 pages

Le comédien, danseur et metteur en scène Mathieu Leroux revient avec un nouveau titre entre Montréal et Amsterdam, où il explore le rapport au temps, à la mobilité et au corps.

Irma s’en va-t-en guerre

Karine Gagnon

Septentrion

328 pages

Ce roman historique retrace le destin inspirant d’Irma LeVasseur, première Québécoise francophone à exercer la profession de médecin, au début des années 1900, et cofondatrice de l’hôpital Sainte-Justine.

Confluences

François-Alexandre Bourbeau

Stanké

200 pages

Signé par un traducteur et libraire de New Richmond, en Gaspésie, ce premier roman intrigant est décrit comme un cabinet de curiosités où se rencontrent une foule de personnages fantasques et loufoques.

Notre échelle expliquée

La Presse utilise la notation sur 10. Mais que signifient ces valeurs ? Voici quelques repères pour mieux comprendre notre appréciation d'une œuvre.

0/10 Nul

C’est le genre d’œuvre qui fixe la barre… en dessous de laquelle il est impossible d’aller. Un nadir dans notre vie de critique, à fuir à toutes enjambées.

2/10 Mauvais

C’est une œuvre si ratée qu’elle peut en devenir risible. Ou qui ne parvient pas à exploiter convenablement le filon auquel elle doit son existence.

4/10 Passable

C’est une œuvre en dessous de la moyenne. Peut-être une œuvre attendue qui nous a déçus, ou alors une œuvre qui ne marquera pas nos esprits.

6/10 Bien

Ce n’est pas une grande œuvre, mais elle a des qualités indéniables. Elle nous laissera généralement un bon souvenir.

8/10 Excellent

C’est une œuvre que l’on aura envie de revisiter avec le temps et qui a des chances de se retrouver dans notre liste de fin d’année.

10/10 Chef-d’œuvre

Une nouvelle œuvre peut-elle être classée chef-d’œuvre instantané ? Peut-être, mais très rarement. Une note très élevée indique cependant que cette œuvre s’approche de ce statut.

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