La caucasité

Devant tant de caucasité, peut-on encore croire en la solidarité humaine ?

Caucasité ? Un terme en langage informel qui désigne l’audace avec laquelle s’exprime le sentiment de supériorité blanc. Les récents exemples de cette caucasité m’ont outré.

Tout d’abord, permettez-moi de situer ma réflexion. Il me semble déjà bien difficile de composer avec le stress qui résulte de la pandémie ou de nouvelles comme la publication du plus récent rapport du Groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat (GEIC), qui annonce l’accélération de la crise climatique.

À ce stress s’ajoute le constat que les effets de telles crises sont exacerbés par les inégalités sociales et raciales préexistantes. Le GIEC souligne d’ailleurs que la crise climatique est susceptible d’être particulièrement sévère pour les populations vivant dans des contextes vulnérables, le tout en raison de phénomènes comme le colonialisme.

En toute cohérence, l’invasion de l’Ukraine par la Russie me désole tout autant parce que j’y perçois, là aussi, les effets de pouvoirs inégalitaires exercés de façon destructrice.

Me sentant impuissant, j’essaie de lâcher prise. Mais je n’y arrive pas tout à fait.

Parce que la caucasité est la goutte qui fait déborder mon vase. Dans les derniers jours, la guerre en Ukraine fut le théâtre de nombre de gestes et paroles suggérant la supériorité des personnes d’ascendance européenne.

Mercredi, j’ai appris qu’un ancien tireur d’élite des Forces armées canadiennes prénommé Olivier et surnommé « Wali » s’était rendu en Ukraine pour aller se battre contre les Russes à titre de combattant volontaire.

En entrevue à La Presse cette semaine, il a affirmé : « [je] ne suis pas très enjoué à l’idée de tirer sur les Russes. C’est un peuple chrétien et européen. C’est bizarre à dire, mais il y a une certaine affinité. Intuitivement, c’est du monde qui nous ressemble plus. Je ne les déteste pas. »

Wali est donc réticent à l’idée de tuer des personnes qui lui ressembleraient, mais d’autres peuples ne méritent pas la même considération à ses yeux.

Après deux déploiements en Afghanistan en 2009 et 2011 afin de combattre les talibans, Wali est allé en Irak de son propre chef pour combattre l’État islamique en 2015. En entrevue en 2019 à TVA, il expose ses anecdotes de guerre de façon troublante. Tenant entre les doigts une cartouche de balle qu’il conserve comme un trophée, il dit à Denis Lévesque : « c’est moi qui l’a (sic) tirée celle-là. Ça, c’est un adolescent que j’ai tiré. Ça, c’est fait à l’origine pour tirer un éléphant, la chasse à l’éléphant. » ⁠1 Je n’invente rien.

Faut-il croire que les peuples chrétiens de culture européenne mériteraient une plus grande sympathie que d’autres peuples ? Ce point de vue ne me troublerait pas énormément s’il ne relevait que d’un individu isolé.

Ceci dit, alors que la Chaire de recherche du Canada en surveillance et construction sociale du risque estime que des combattants volontaires comme Wali ne sont pas un exemple à suivre, celui-ci propage sa parole et se valorise sur de multiples tribunes, comme si ses propos et gestes étaient banals. Comment cela est-il possible ? Que dirions-nous d’une personne arabe participant comme combattant volontaire au Moyen-Orient ?

La caucasité, dis-je donc, qui se manifeste aussi à travers nombre de commentaires de journalistes et analystes français s’exprimant au sujet des Ukrainiens :

— « Ça sera sans doute une immigration de grande qualité en revanche. Ce seront des intellectuels. »

— « Et on ne parle pas là de Syriens qui fuient les bombardements du régime syrien soutenu par Vladimir Poutine. On parle d’Européens, qui partent à leurs voitures qui ressemblent à nos voitures, qui prennent la route et qui essaient juste de sauver leur vie quoi. »

— « Il y a une différence entre les Ukrainiens qui encore une fois participent à notre espace civilisationnel avec des populations qui appartiennent à d’autres civilisations. »

Des propos similaires ont été tenus sur la chaîne américaine CBS, où un reporter a parlé de Kyiv comme une ville, contrairement à l’Irak ou l’Afghanistan, « relativement civilisée, relativement européenne […] où on ne s’attendrait pas à, ou n’espèrerait pas qu’[un conflit] survienne ». Un commentaire qui, entre autres lacunes, ignore les centaines de guerre que le territoire européen a connues.

Enfin, il est difficile de passer sous silence que parmi les personnes qui tentent de fuir l’Ukraine, notamment vers la Pologne, figurent de nombreux ressortissants africains, indiens et arabes, qui sont pour la plupart des étudiants. Or, nombre de ceux-ci rapportent subir un traitement raciste et être empêchés de quitter les frontières de l’Ukraine. Leurs vies comptent moins, n’est-ce pas ?

Dans un moment de notre histoire qui nous invite à la plus grande des solidarités, les personnes qui ne sont pas d’héritage chrétien et/ou européen reçoivent nombre de messages qu’elles appartiennent à une race inférieure. Et ces messages sont véhiculés avec une audace décomplexée. C’est ce qui me choque. Quel espoir, alors ?

Mercredi soir, j’ai vu la pièce de théâtre Au sommet de la montagne, mettant en scène Didier Lucien dans le rôle de Martin Luther King Jr. Inspiré, j’ai donc regardé le discours « I’ve Been to the Mountaintop », prononcé quelques heures avant sa mort, avant d’écrire ces lignes. Dans ce discours, MLK parle des progrès qu’il entrevoit malgré le racisme qui sévit aux États-Unis. Ce discours m’incite à oser croire en notre humanité commune, en dépit de la caucasité.

⁠1 J’ai vu cette entrevue sur le compte Instagram de Hamza Abouelouafaa, dont le compte a été désactivé contre son gré depuis sa publication.

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