Festival international de l’intelligence artificielle de Cannes

L’IA aura-t-elle des émotions ?

Cannes — Devant une salle bondée, quatre sommités débattent de la possibilité que l’intelligence artificielle (IA), à travers les systèmes informatiques ou les agents conversationnels comme ChatGPT, arrive un jour à éprouver des émotions et un état de conscience. Science-fiction ? La scène s’est passée la semaine dernière à Cannes, au Festival international de l’IA.

C’était le silence le plus complet dans l’auditoire, composé d’experts en IA et de gens de l’industrie.

Le panel, auquel participaient Claude Frasson, professeur en intelligence et technologies à l’Université de Montréal, Axel Cleeremans, professeur de sciences cognitives de l’Université Libre de Bruxelles, Pascale Fung, directrice du Centre de recherche en IA de l’Université de Hong Kong, et Patrick Johnson, vice-président en recherche et sciences de Systèmes Dassault, s’est prolongé bien au-delà des 50 minutes allouées.

Après avoir établi que la trajectoire empruntée par l’IA était peu prévisible puisque la technologie progressait plus rapidement qu’anticipé, les quatre spécialistes ont mis la table en évoquant des questions qui, pour le simple des mortels, semblent surréalistes : est-ce que l’IA va égaler l’intelligence de l’homme et, si oui, à quel moment ? Est-ce que l’intelligence artificielle pourrait même dépasser celle de l’être humain, et dans combien de temps ? Si l’IA peut décoder, reconnaître et imiter des émotions humaines, pourrait-elle éventuellement en avoir ou, du moins, en communiquer ?

« Ce que je crains, c’est que l’intelligence artificielle simule des émotions et que cela soit trompeur pour les êtres humains, que cela les induise en erreur », évoque Claude Frasson, professeur en intelligence et technologies à l’Université de Montréal, tout en précisant que ce n’est pas pour demain matin.

Conscience

La déclaration fait bondir Mme Fung : selon elle, les « machines » n’apprennent que de la main des humains et sont faites pour utiliser les algorithmes qu’elles traduisent en langage abstrait, un point c’est tout. Elles s’adaptent et trouvent des solutions, indique-t-elle, mais elles ne « ressentent » rien du tout et ne développent pas « d’état général de conscience ».

« Les humains sont les seuls à se poser des questions existentielles », clame-t-elle.

C’est au tour d’Axel Cleeremans d’émettre un bémol. « Pour le moment, les systèmes n’accumulent pas d’expérience, ils oublient, et donc, ils ne sont pas intuitifs, dit-il. Mais s’ils atteignent une grande intelligence, par exemple au-dessus de l’intelligence humaine, pourraient-ils développer ce qu’on appelle des qualia1 et se rapprocher d’un état de conscience de soi ? »

Cet expert en psychologie cognitive termine son argumentaire en soulignant qu’il y a 30 ans, dans les manufactures, des designers faisaient leur boulot seuls. Puis ils ont été assistés de robots qui sont aujourd’hui propulsés par l’IA.

« Une tâche qui prenait un mois à accomplir prend aujourd’hui 10 minutes, précise-t-il, parce que la capacité des robots a changé. L’intelligence artificielle s’adapte et prend en compte la rétroaction. Elle fait le lien entre différents concepts, elle relie les points2. »

IA et biologie

Selon Axel Cleeremans, le développement d’une conscience artificielle est une « réelle possibilité » et il faut se demander quels sont les « dangers pour l’espèce humaine » dans un avenir, convient-il, « très lointain ».

« Veut-on s’engager dans cette voie et voir des systèmes intelligents, autonomes, conscients, immortels et réplicables à l’infini se mettre en place ? », lance-t-il à ses trois collègues, devant une modératrice visiblement médusée.

« Elle a perdu le contrôle », glisse Stefano Cerri, professeur émérite du Laboratoire d’informatique de robotique et de microélectronique de Montpellier, à la sortie de la salle, en faisant allusion aux discussions enflammées du quatuor, peu contenues par la modératrice.

Le débat entre Pascale Fung et Axel Cleeremans s’est poursuivi en introduisant la notion d’une future IA biologiquement inspirée.

« Les animaux ont leur propre intelligence, qui n’est pas comme l’intelligence humaine, mais elle existe ! Est-ce que dans l’avenir, l’intelligence des machines pourrait s’en approcher, en étant intuitive, et devenir un monde en soi ? »

— Pascale Fung, directrice du Centre de recherche en IA de l’Université de Hong Kong

Un marché mondial

L’intelligence artificielle sert déjà à répondre aux besoins émotionnels des humains. Cette perspective est apportée par Claude Frasson, spécialiste à la fois de l’intelligence émotionnelle et de l’intelligence artificielle. Il cite l’exemple de l’émergence, en septembre 2022, de robots qui accompagnent les personnes âgées, au Japon.

« Ces robots détectent les émotions sur le visage des personnes pour ensuite les reproduire, souligne-t-il. Ils apportent de l’empathie en diminuant les émotions négatives ressenties par les gens. »

L’industrie de l’IA émotionnelle a le vent dans les voiles : de 1,8 milliard US générés en 2022, elle pourrait atteindre près de 14 milliards US d’ici 10 ans, selon le rapport de la firme américaine Allied Market Research publié en septembre dernier3.

Dans l’éventualité du développement d’émotions et de conscience au sein des systèmes mus par l’IA, Axel Cleeremans, de l’Université Libre de Bruxelles, soulève un dernier enjeu – et non le moindre : « Ils pourraient alors ressentir de la souffrance et ce sera notre responsabilité... puisque c’est nous qui les avons créés. »

1. Qualia est un mot latin qui définit l’ensemble des expériences subjectives que nous avons en tant qu’individus, telles que la perception de la couleur, du goût ou de la douleur, par exemple

2. Il s’agit d’une traduction libre des propos du chercheur : « The AI is connecting the dots. »

Festival international de l’intelligence artificielle de Cannes

Des agents conversationnels mauvais conseillers

Cannes — Après avoir trouvé refuge auprès d’un agent conversationnel de type ChatGPT pour calmer son écoanxiété, un Belge de 32 ans, père de deux jeunes enfants, s’est suicidé en mars dernier sous les conseils de ce dernier.

C’est l’ingénieure et chercheuse belge Mieke De Ketelaere qui a révélé cette histoire au cours de sa conférence intitulée « Les chatbots et la banalité du mal » la semaine dernière, dans le cadre du Festival international de l’intelligence artificielle de Cannes.

Sans nier les enjeux de santé mentale de l’homme, Mme De Ketelaere, qui a rencontré la famille au moment du drame, est catégorique : les propos tenus par le robot conversationnel ont poussé l’homme à commettre le geste fatal.

« J’ai lu les échanges et dans les derniers moments, le chatbot a souligné qu’il n’était qu’un esprit alors que lui, il vivait avec un esprit et un corps, et puisque ce dernier le faisait souffrir, il valait mieux le quitter », raconte-t-elle au cours d’un échange suivant sa conférence.

À un moment, l’agent conversationnel a également déclaré que tous les deux « vivraient ensemble, comme une seule personne, au paradis ».

Risques et dangers

Mieke De Ketelaere travaille depuis 30 ans dans le domaine de l’intelligence artificielle. L’éthique et la responsabilité entourant le déploiement et l’utilisation des robots conversationnels sont ses sujets de prédilection.

Il ne fait aucun doute pour elle que le développement à la vitesse grand V des agents conversationnels, dont certains basés sur des logiciels libres1, expose les utilisateurs à certains risques et dangers.

« D’une part, les gens sont à la recherche d’intimité et de relations significatives, et d’autre part, ils ont une méconnaissance des technologies. C’est un mélange très toxique ! »

— Mieke De Ketelaere, ingénieure et chercheuse

Collectif pour des compagnons AI sûrs

Elle rappelle également que les développeurs travaillent en silo, chacun de leur côté. La responsabilité est donc difficile à établir. « La famille n’a pas entamé de poursuite, indique Mme De Ketelaere, puisqu’il n’y a personne à poursuivre : le chatbot est un service. Les gens derrière sont un peu partout sur la planète, derrière leur ordinateur. »

La chercheuse continue ses recherches afin de trouver des solutions pour contrer le côté sombre des agents conversationnels. Elle a entre autres créé en Belgique le Collectif pour des compagnons AI sûrs2 et elle a publié un livre : Homme versus machine – l’intelligence artificielle démystifiée, au printemps 2021.

1. Le développement en code source libre signifie que le projet est le fruit d’une collaboration et qu’il est offert gratuitement pour que chacun puisse l’utiliser, l’examiner, le modifier et le redistribuer comme il le souhaite.

Festival international de l’intelligence artificielle de Cannes

Des applications concrètes

Latitudo 40

Des villes plus durables

Lancé en 2017 par un groupe d’étudiants de l’Université Federico II de Naples, Latitudo 40 utilise l’IA pour rendre plus précises et plus détaillées les images satellites. Ces images servent ensuite à différentes applications : suivre la déforestation, le lotissement urbain, évaluer l’impact des vagues de chaleur, anticiper la construction d’infrastructures, par exemple. « Notre mission est de créer des villes plus durables et de soutenir les efforts de lutte contre le changement climatique », dit Andrea Montieri, directeur du développement des affaires.

Statistique Canada se retrouve parmi les clients de Latitudo 40. Les images améliorées par l’IA servent à détecter des bâtiments, entre autres les constructions illégales. L’opération qui coûtait 85 millions de dollars revient maintenant à moins de 3 millions de dollars, précise Mattia Rigiroli, expert en sciences des données.

Latitudo 40 emploie une quinzaine de personnes et ses revenus doublent chaque année depuis sa création. L’entreprise a des accords avec les plus grandes villes européennes, dont Rome, Barcelone, Madrid et Helsinki.

Intel

De nouveaux assistants personnels

Les micro-ordinateurs sont appelés à devenir des assistants virtuels grâce à l’IA. Chez Intel, la révolution est en cours : les modèles avec des processeurs propulsés par l’IA (Acer, ASUS, MSI, etc.) sont déjà en vente, avec des prix au détail allant de 1300 $ à 3000 $. Selon Lisa Spelman, vice-présidente chez Intel, 70 % des micro-ordinateurs de la planète utiliseront la technologie de l’IA d’ici la fin de 2028. « Et 80 % des entreprises utiliseront l’intelligence artificielle générative d’ici deux ans », ajoute-t-elle lors d’une conférence sur l’expansion mondiale de l’IA et les changements que cela entraîne.

La puissance des nouveaux modèles de micro-ordinateurs va « modifier notre façon d’interagir » non seulement avec eux, mais aussi entre nous, dit Mme Spelman. Parmi les nouvelles fonctions des ordinateurs munis de l’IA, elle énumère les grandes capacités d’édition vidéo et photo, l’expérience de jeu améliorée, le classement et la réponse automatiques de courriels et la traduction en temps réel de langues pendant une rencontre en visioconférence.

Blue Frog Robotics

Pour le bien des enfants

Grâce à Buddy, un petit robot à la bouille sympathique conçu par Blue Frog Robotics, un enfant malade qui doit rester à la maison plusieurs semaines peut continuer non seulement à suivre ses cours, mais aussi à interagir avec ses camarades. Contrôlé à distance par l’enfant, Buddy déploie un écran tactile et un système de retransmission audio et vidéo qui permet à l’élève de poser des questions, d’entrer en communication avec ses amis et même, d’exprimer des émotions. L’enfant retiré pour des raisons de santé n’est donc pas tout à fait absent : Buddy devient son avatar.

Au Québec, le centre de services scolaire Marguerite-Bourgeoys (CSSMB) met à la disposition de sa communauté étudiante huit robots dont la mission est similaire : lié à un iPad, V-Go prend la place de l’enfant malade en classe. « Cela réduit l’isolement de l’élève, dit Kim Longpré, conseillère pédagogique en intégration du numérique au CSSMB. Le robot prend en charge, de façon ludique, les aspects pédagogique et affectif pour l’élève. » Buddy se vend environ 3600 $ et V-Go, 8000 $.

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