Le bureau des légendes

Sablez le Codorniu à 13,45 $ ! Nous avons survécu à : a) un autre hiver de type Sibérie à l’heure des changements climatiques b) une 42e vague de COVID-19 du démon et c) la pub radiophonique de Patio Design au 98,5 FM, aussi agréable qu’un forage de tympan à froid.

Mais, hourra ! pour nous, l’été se pointe doucement, les masques chirurgicaux tombent et il flotte dans l’air un parfum sucré de liberté, mêlé à l’odeur fétide des vieux fonds de bacs à compost ; c’est aussi ça, la vie en ville.

Cette lente sortie de pandémie, après deux années très difficiles, a poussé le premier domino sur une cascade de départs – pas toujours volontaires, disons-le – de figures médiatiques populaires et aimées du public. C’est du jamais vu au Québec, autant de ténors de la télé et de la radio qui éteignent simultanément leur micro d’un claquement de doigts, comme Denis Lévesque à LCN.

Comme si ces animateurs-monuments annonçaient à leurs auditeurs et téléspectateurs : OK, on a tenu bon pendant que le virus nous terrorisait, mais le temps est venu pour nous de partir, merci pour tout.

La semaine qui s’en vient sera fort chargée d’au revoir et d’adieux.

Joël Le Bigot larguera son émission radiophonique Samedi et rien d’autre le samedi 18 juin, Pierre Bruneau lira son dernier bulletin de nouvelles à TVA le jeudi 16 juin, Paul Houde libérera le studio du 98,5 FM le dimanche 19 juin et son collègue Jacques Fabi, l’homme le plus patient de la station, répondra au téléphone une dernière fois le vendredi 17 juin.

La liste des futurs retraités inclut aussi Michel Lacombe (95,1 FM), Denis Gagné (L’épicerie) et Pierre Therrien (ICI Musique).

Oui, tous des hommes blancs de 60 ans et plus. Et alors ? Ces piliers du monde des communications ont marqué les ondes, chacun à leur façon. Ces légendes ont influencé et formé la génération qui leur souffle dans le cou. C’est tout à fait normal – et respectueux – de les saluer, de les remercier de nous avoir accompagnés pendant si longtemps.

Car la télé et la radio s’ancrent dans des habitudes d’écoute et de stabilité, qui posent des balises dans nos routines. On saute dans la douche après la chronique politique de Chantal Hébert à 7 h 15 à Tout un matin, on sort le chien après le tour de table de Paul Arcand à 8 h, on ajuste notre horaire en fonction de celui de Salut Bonjour.

Le moindre changement dans l’alignement nous irrite. Imaginez maintenant les désagréments que cause le remplacement d’un animateur chouchou, en poste depuis des années. C’est l’enfer.

Station numéro un depuis des lunes, le 98,5 FM s’apprête à traverser une période d’intenses bouleversements.

Après le départ surprise de Bernard Drainville à la CAQ, l’antenne parlée de Cogeco perdra son roi des ondes dans deux ans, à l’expiration de son contrat. Le 98,5 FM sans Paul Arcand le matin, c’est un trou immense à combler.

Vedette suprême de la radio, Paul Arcand, 62 ans, dicte l’actualité. Si Paul Arcand a abordé un sujet chaud à son émission Puisqu’il faut se lever, vous pouvez être certain que tous les patrons de salle de rédaction du Québec l’ont refilé à un de leurs journalistes.

Monsieur Paul, comme l’appelait ma collègue Louise Cousineau, mène des entrevues serrées et refuse d’entendre des réponses cassettes. On oublie cependant qu’il est capable de s’amuser avec son équipe.

Quand le réalisateur envoie des extraits rigolos entre deux interviews sérieuses, ça détend joyeusement l’atmosphère. C’est ce qui explique le succès de Paul Arcand, cet équilibre entre les segments plus « rentre-dedans » et la complicité avec son équipe, qui ne paraît pas feinte du tout. Discipline, rigueur et bouffées de légèreté, avec moment zen et une énigme à la clé.

Autour de la table, on sent que Catherine Brisson, Alain Crête, Esther Morin, Élisabeth Crête, Marc Brière et Bénédicte Lebel ont du plaisir à côtoyer leur capitaine. Ça s’entend dans nos autos (oui, j’ai une voiture, au secours, excommuniez-moi du royaume de Rosemont).

À la radio de Radio-Canada, les collaborateurs de la matinale n’ont pas toujours cliqué avec l’animateur – ou entre eux – et c’était désagréable pour les oreilles. L’agressivité passive aux aurores, ça se dissout moins bien dans le café. Patrick Masbourian rassemble mieux ses troupes, je trouve.

Reste que personne n’a encore l’agilité, la souplesse et la rapidité de Paul Arcand. Qui se posera dans son fauteuil à la rentrée de 2024 ?

Le dauphin de Paul Arcand s’appelle Patrick Lagacé, c’est évident. Les deux communicateurs partagent le même style incisif et direct.

Dans la dernière année, Patrick Lagacé a développé au Québec maintenant son côté plus givré aux côtés de MC Gilles et de Catherine Beauchamp, qui ont arrondi ses angles plus carrés.

Par exemple, les « vindredis groovy » à 18 h débouchent sur une demi-heure de radio qui pourrait durer le double tellement c’est sympathique.

Paul Arcand, Pierre Bruneau ou Joël Le Bigot, le bureau des légendes médiatiques se vide, certes. Mais il faut libérer de l’espace si l’on veut en fabriquer d’autres, des légendes. Pour citer du Donjons et dragons, les légendes ne naissent pas, elles se créent (ou quelque chose du genre).

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