L’ongle et le vernis

Ce qui vibre en nous

L’ongle le vernis

Nicole Brossard, avec des œuvres de Symon Henry

Noroît

104 pages

****

Avec son plus récent recueil, L’ongle le vernis, la grande Nicole Brossard déploie « une esthétique du pluriel » où le poème devient une « forme aboutie d’étreinte ». Les vers énoncent des vérités qui frappent directement au cœur même si la poète dit ne simplifier jamais rien. « Seules les énigmes tiennent parole », écrit-elle dans un style qui, toujours, sait surprendre.

Nicole Brossard manie aussi bien l’intuition que la technologie, les nanosecondes éphémères que l’éternité en solitaire, le microscope que le télescope. Elle démontre une incommensurable compréhension de ce qui vibre en nous et nous dépasse tout à la fois.

Ses images peuvent, dans un même vers, nous réconforter et nous inquiéter. C’est une poète qui se laisse traverser par « les guerres et les cadavres », mais dont la fine intelligence permet de prendre une distance presque analytique au même moment. Ses poèmes fléchissent et réfléchissent.

Le recueil aborde les maux du monde avec les mots d’aujourd’hui sans paraître, et c’est là le grand art et la pertinence de Nicole Brossard, plaqués ou même décalés. Elle offre, en plein milieu du livre, un poème magnifique, Ce manuscrit, qui prend place au plus près de la vie de la poète.

Le « je » revient démontrer alors sa capacité de tout dire en quelques mots : « Au présent je suis toujours / la même phrase et son silence / une forme de condensation / buée d’univers ». Sa poésie agit en filtre de l’air du temps, de ses respirations comme de ses contaminations. Un vocabulaire très actuel et des néologismes nécessaires sont utilisés comme matériaux d’un travail qui sait « nourrir sa vieille enfance ». Elle œuvre à décrire le monde puisque, ouvrant le sens, la poésie est bien la seule forme d’expression qui y arrive.

Les textes de L’ongle le vernis dialoguent avec les magnifiques illustrations de Symon Henry. La poète est l’ongle qui gratte en sachant où trouver, il est le vernis qui colore ce qui, d’humanité, subsiste peut-être en dessous.

Certains pourraient parler d’un échange intergénérationnel, mais ce serait occulter le fait que Nicole Brossard n’a pas d’âge. Elle ne possède qu’un petit couteau universel qui découpe la vie avec une précision et une limpidité dignes des plus grands artistes.

Mentionnons que paraît, au même moment, à l’Hexagone, Géométries du Mauve Motel, une captivante correspondance entre Simon Dumas et Nicole Brossard à propos d’un roman de cette dernière, Désert mauve. Ce livre phare a inspiré un scénario de film et une adaptation théâtrale, mais aussi un projet d’opéra de... Symon Henry.

Chambre minimum

Chaque jour la fin du monde

Chambre minimum

Frédéric Dumont

Les Herbes rouges

152 pages

****

« Vendredi j’ai repoussé le matin / tellement fort, on a vu l’os plusieurs fois », écrit Frédéric Dumont dans Chambre minimum, un récit lancinant, et généreux en extraordinaires images insolites, de ce supplice de la goutte communément appelé le quotidien.

Portrait d’une résistance passive aux petits assauts répétitifs de l’éternel recommencement de tout, ce quatrième recueil fait entendre la voix de quelqu’un devant encaisser une « tragédie conforme aux attentes » après l’autre. Ce n’est jamais rien de très grave – « plusieurs manteaux de poussière / recouvrent mes notes » –, mais c’est chaque fois la fin du monde.

Celui qui parle à travers ces vers nourrit pourtant des ambitions raisonnables (« aujourd’hui j’avais juste le goût / d’aller prendre / des patates en photo »), mais habite par malheur une époque où les mots ne veulent plus rien dire, où il est impossible d’aimer sans anxiété, où le bonheur est un masque qu’il faut enfiler afin de ne pas décevoir les autres.

Mais plutôt que de railler l’assommante redondance des jours en calquant son langage essoufflé, Frédéric Dumont subvertit subrepticement le banal (« je rêve que le mot lumière / soit autre chose / qu’une métaphore rampante »), en lui injectant une formidable dose d’étrangeté. Chaque fois que la petite musique de ses pages menace d’induire une forme d’hypnose, une image improbable surgit de nulle part et chasse notre torpeur : « j’écoute du Debussy / pendant qu’un gars / portant un masque mauve / fait un test d’amiante / dans mon garde-robe ».

Réplique magnifiquement absurde à la tyrannie du positivisme, Chambre minimum congédie le désespoir grâce à une série de grimaces insoumises, sans que Frédéric Dumont n’arrive jamais à complètement camoufler la perspicacité inédite et la dingue originalité de son regard sur cette vie qui donne trop souvent envie de ne plus jamais sortir de chez soi.

— Dominic Tardif, La Presse

Musique

Twist à Jonquière

Musique

Stéfanie Tremblay

La Peuplade

120 pages

***

C’est une expérience peu documentée en littérature québécoise, mais pourtant commune, que celle de Stéfanie Tremblay, qui raconte dans Musique son apprentissage de l’ivresse des guitares et de la violence du monde, au cœur de la bouillante scène punk d’une petite ville.

« [D]e ma chambre noire / je ne fugue pas / archiver / prendre soin / commissaire de la couleur / collectionner nos pellicules / à s’en arracher l’ADN des cheveux », écrit l’artiste visuelle dans son premier titre à La Peuplade, une chronique de jeunesse aussi baveuse que mélancolique, pleine de la candeur crue d’une boîte de photos que l’on trouverait sous un lit. Plusieurs images prises au tournant du millénaire par la poète, à Jonquière, ponctuent d’ailleurs ce livre aux allures de fanzine de luxe.

Si elle explore les rituels qui l’ont aidée à apprendre qui elle est (premières relations sexuelles, drogues, longues soirées à regarder des gars imberbes mal jouer de leurs instruments dans des sous-sols de bungalows), la « princesse de la tambourine » en parle néanmoins avec la distance des années, lui permettant de percevoir les beautés et les tristes entraves d’une adolescence passée à fréquenter l’ennui.

Tout en se célébrant les mosh pits, « un espace où [elle] brise à la fois [ses] lunettes et l’anxiété », la « B. S. des mouches à queues » (!) se souvient ainsi avec une colère sourde du rôle de spectatrice ébahie auquel les filles étaient confinées dans ce microcosme qui promettait pourtant à tout le monde de pouvoir gueuler ce qu’il a à dire.

Sa voix, Stéfanie Tremblay l’habite complètement aujourd’hui, dans cet émouvant scrapbook traversé de bout en bout par l’espoir que la vie adulte demeure aussi intense que le martèlement d’une chanson des Wampas. La rumeur était fausse : les punks avaient bel et bien un avenir.

— Dominic Tardif, La Presse

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.