Le colosse de Bezos

Le dernier caprice du milliardaire mesure 127 mètres de long et, vu ses dimensions titanesques, ne passe pas sous certains ponts.

Les milliardaires aussi ont leurs soucis. Jeff Bezos avait beau avoir ses habitudes sur le yacht le plus cher du monde à la location – 4 millions de dollars par semaine pour le Flying Fox –, une fois la croisière terminée, il devait se résoudre à faire ses valises sans même pouvoir laisser à bord pantoufles et brosse à dents jusqu’à l’été suivant… Insupportables contraintes.

Voilà peut-être pourquoi l’ancien directeur exécutif d’Amazon (titre abandonné en 2021) s’est décidé à devenir propriétaire. Dans le plus grand secret, il a commandé « Y721 » aux chantiers néerlandais Oceanco. Le bébé est un géant de 127 mètres qui vient d’effectuer sa première sortie en mer. Comme il est de tradition pour les super-yachts des super-riches, on en sait peu sur ses caractéristiques, le constructeur préférant laisser à l’acquéreur le choix de ses petits secrets. On sait toutefois que « Y721 » a vite été rebaptisé Koru, soit « Nouveau départ » en maori. Une information à rapprocher de l’année de la commande, 2018. Une date qui compte dans l’histoire de l’empereur de la livraison (entre autres), car elle est celle de son divorce retentissant. À chacun son lot de consolation : Margaret MacKenzie Scott a reçu la somme de 38 milliards de dollars et Jeff Bezos, le plus beau bateau du monde.

Le choix du constructeur naval n’est pas anodin. Les transporteurs d’Amazon ont beau relâcher quotidiennement des milliers de tonnes de CO2, leur patron sillonner la planète à bord de son Gulfstream G650-ER personnel, sa fusée New Shepard (appartenant à sa société Blue Origin) émettre 93 tonnes de CO2 à chaque décollage, Bezos montre qu’il a ainsi le souci de l’environnement… Pas question pour lui d’intégrer la flotte des 300 méga-yachts accusés d’émettre autant de dioxyde de carbone qu’un pays tout entier. D’où le choix du constructeur Oceanco, spécialiste d’une nouvelle génération de yachts dits « diesel-électrique hybrides » nécessitant peu voire aucune énergie fossile.

De ces chantiers est déjà sorti le célèbre Black Pearl, dont la propulsion énergétique est produite par une combinaison alliant le solaire, l’hydrique et le vent. Le Koru est inspiré de son design. Lui aussi est doté de trois mâts rotatifs immenses (70 mètres de haut !) qui lui permettront de traverser l’Atlantique sans guère de carburant.

Selon Fernando Nicholson, un courtier très au fait du marché des super-yachts, le Koru est un bateau qui allie design révolutionnaire et technologies de pointe.

Lorsque celles-ci seront plus abordables, tous les autres super-yachts pourront s’en inspirer. Mais, à l’heure actuelle, seul un homme ayant la fortune de Bezos peut se le permettre. » En effet, la facture est estimée à 500 millions de dollars. Auxquels il faudra ajouter les frais de fonctionnement annuels : au minimum 10 % du prix, soit 50 millions de dollars. Sans parler du désormais indispensable navire de soutien.

Celui-là est un « offshore support vessel » (littéralement : « vaisseau de soutien au large »), soit OSV. Une « modeste » annexe de 75 mètres, capable de transporter 45 membres d’équipage, sortie d’un autre chantier (Damen Yachting) et baptisée Abeona (du nom de la déesse romaine veillant sur les voyageurs). Car c’est l’usage chez les mégariches. Non seulement ils cumulent les jouets en tous genres (Jet-Ski, sous-marins, kite-surfs, toboggans aquatiques, Flyboard, équipements de plongée, etc) mais aussi les amis, candidats au partage des vacances.

Donc, un seul navire, si grand soit-il, ne peut plus suffire. Imaginez l’organisation d’une fiesta sur une plage idyllique et isolée. Pour préparer les festivités, accueillir les invités, puis tout ranger, il faut bien mettre le personnel quelque part. De même, comment faire la sieste quand les amis débarquent par opérations héliportées ? Il est donc prévu qu’ils puissent atterrir plus loin, sur l’annexe, alors qu’un ravissant tender en teck verni, éclatant sous le soleil, sera chargé de l’ultime transfert. Évidemment, le Koru possède aussi sa piste d’hélicoptère. Gageons que celle-ci sera réservée à Lauren Sanchez, la compagne de Jeff Bezos, une pilote professionnelle.

Même si cela paraît étonnant, disposer d’un second navire dont le prix est estimé à quelque 100 millions de dollars est tout à fait rentable. Car il apporte une surface supplémentaire qui coûterait bien plus cher s’il fallait l’ajouter à celle du bateau mère.

Et puis qu’est-ce que 600 millions de dollars (et probablement davantage si on compte les aménagements intérieurs personnalisés) pour Jeff Bezos dont la fortune de 114 milliards de dollars (près de deux fois le budget de l’Éducation nationale en France) le classe à la troisième place des grandes fortunes mondiales, juste derrière Elon Musk et Bernard Arnault. Pas si mal quand on sait qu’il a perdu 100 milliards de dollars depuis août 2022. Et dans cette division d’ultra milliardaires, existe-t-il plus grande humiliation qu’avoir été premier pour se traîner à la troisième place ? Sans doute pas. Avec ce nouveau yacht dont parle le monde entier, l’ego de Bezos est regonflé.

En outre, il peut toujours s’enorgueillir de battre à plate couture ses concurrents sur le podium de la richesse en termes d’immobilier. Classé vingt-cinquième propriétaire foncier des États-Unis, il possède une résidence de 1200 mètres carrés à Beverly Hills, une non moins immense demeure dans la banlieue huppée de Seattle, ainsi que quatre appartements dans la tour Century, donnant sur Central Park à New York, et une sorte de palais de 2500 mètres carrés à Washington DC, mais aussi un énorme ranch au Texas, un domaine à Hawaii de 5 hectares et quelques terres ici et là, pour atteindre un patrimoine de quatorze propriétés dont la valeur cumulée est équivalente à deux nouveaux yachts : 600 millions de dollars.

La très mauvaise nouvelle pour ses quatre enfants (trois fils et une fille adoptée en Chine), c’est que Bezos s’est enfin engagé à faire don de sa fortune de son vivant. Pour respecter l’esprit des pionniers, qui veut que chaque génération fasse ses preuves, le milliardaire, longtemps critiqué pour avoir refusé de signer le « Giving Pledge », cette promesse de léguer la moitié de sa fortune à de bonnes œuvres, a enfin franchi le Rubicon du cœur. Il a compris que l’altruisme était dans l’air du temps. Mais on ne sait pas s’il inclut dans sa fortune ses maisons, son avion et son nouveau yacht.

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