Notre choix

Le chemin de la douleur

Menthol
Jennifer Bélanger
Héliotrope
144 pages
Trois étoiles et demie

La relation souvent compliquée, voire malsaine, avec la figure maternelle est un sujet quasi inépuisable en littérature. Avec Menthol, son premier roman, Jennifer Bélanger aborde cette question de plein fouet, dans une écriture vaporeuse, truffée d’images qui nous collent longtemps à la peau.

La narratrice remonte le chemin d’une douleur sournoise qui l’accable « du jour au lendemain », l’immobilise au lit, avale tout, délitant au passage l’amour entre elle et sa blonde : « Ici, dans l’appartement, il y a une odeur qui se rabat sur elle-même. L’odeur est celle d’un corps abattu. On ne diagnostique pas tout de suite cette odeur, elle se propage davantage au fil des jours, occupe tout l’espace qui reste. C’est une aura, c’est plus que ça, elle entre dans les amours, entre V. et moi, partout. »

En se disséquant elle-même, cadavre vivant où elle survit « en cage, en otage de soi-même », elle ira jusqu’à toucher le nerf de la guerre : « Comment avouer que ma mère était ma maladie ? » Au fil des pages, la narratrice, jamais nommée, évanescente comme la fumée de la cigarette au menthol que sa mère lui soufflait, enfant, dans l’oreille pour la guérir d’otites, retrace le chemin de sa douleur, jusqu’à sa source mère, jusqu’à ce que l’inéluctable vérité de son existence se révèle enfin. « Je comprends aujourd’hui que l’odeur âcre était là depuis plusieurs générations, qu’elle suivait les femmes de ma famille, des corps qui s’épuisaient plus vite que la moyenne des corps », écrit-elle.

Elle fait ainsi l’autopsie d’une relation rongée d’avance, d’une mère « noyée en elle-même », qui habite « le fond du monde » et dont « l’amour corrosif » et inadéquat finira par la contaminer, comme le groupe sanguin qu’elle possède en commun avec elle ; « ce sang est une vraie plaie » qui pousse en elle « comme une mauvaise herbe », réalise- t-elle. Retraçant tant bien que mal un « passé qui vieillit mal » et faisant surgir ses souvenirs « qui n’ont jamais été développés », figés à jamais sur un négatif corrompu, la narratrice devient double, parfois étrangère à elle-même, alternant les passages au « je » et ceux où elle raconte l’histoire d’une « petite fille ».

Récit anxiogène débordant d’images morbides et nauséabondes et d’une poésie noire qui glace l’échine, Menthol n’est surtout pas l’histoire d’une réconciliation ou d’un pardon. C’est le constat implacable d’une vie brisée, qui a déjà entamé son processus de putréfaction, et qu’il ne reste plus qu’à nommer pour la faire, au moins, exister.

Critique

Le parti pris de la douceur

Le goût des pensées sauvages
Natalie Jean
Leméac
144 pages
Trois étoiles et demie

« Je ne me souviens plus qui m’a dit : quand il ne se passe rien dans une histoire, tue quelqu’un, sors une arme ou un sexe mal intentionné. Ah bon… Mais ça va, pas besoin d’en rajouter, il y en a déjà beaucoup, très bien écrites et tout, des collections entières », offre en clin d’œil un des personnages du très charmant nouveau recueil de nouvelles de Natalie Jean, au titre tout aussi charmant, Le goût des pensées sauvages.

Un passage qui résume bien le goût de la romancière de Québec pour la beauté cachée dans les petites choses, l’émerveillement devant l’ordinaire et l’envie folle de saisir à bras le corps cette vie qui palpite, extraordinaire et émouvante dans sa banalité. Celle qui revient à la nouvelle après deux romans déploie une galerie de personnages touchants, vivants, lumineux, légèrement décalés dans ce monde moderne où on carbure à l’apparence et aux résultats. Ils sont à la recherche de douceur, de lenteur, de sens, d’amour brûlant, vibrant, plus grand que nature. Une fille qui lance des pétales de fleurs sur les passants pour faire naître la poésie, un homme qui, pas particulièrement gâté par la nature, prend le parti de se concentrer sur ses atouts, dont celui pour le bonheur, une jeune ado qui renoue tout en douceur avec son père manquant… Ces instantanés de vie nous laissent légers, le sourire aux lèvres. Une lecture qui fait du bien en ces temps parfois sombres.

— Iris Gagnon-Paradis, La Presse

Critique

Paternité volée

Papa
Régis Jauffret
Seuil
200 pages
Trois étoiles et demie

Aucun doute, c’est bien lui : sur la séquence d’un documentaire télévisé diffusé en 2018, Régis Jauffret reconnaît les traits de son père, mort quelques années plus tôt, arrêté par la police de Vichy à Marseille en 1943. Un épisode qu’il n’a jamais évoqué de son vivant. En tirant sur ce mystérieux fil qui dépasse, l’écrivain nous expose à quel point son géniteur – car c’est bien ce à quoi il s’est presque réduit – fut un inconnu à ses yeux, emmuré dans les cloisons de la surdité et de la bipolarité. Alfred Jauffret, qui étais-tu ? Un collabo, un héros, un quiproquo ? « Ces sept secondes de film ont réveillé l’enfant tapi dans les couches profondes de mon être, me donnant une inextinguible soif de père », annonce-t-il.

Et le voilà à tisser, déconstruire, rapiécer les maigres éléments à sa disposition pour se fabriquer son papa, nous conduisant dans un portrait labyrinthique flottant entre fragments de réalité et fantasmes de fils délaissé. Un enchevêtrement inextricable de vrai et de faux, mécanisme fleurant Delphine de Vigan (D’après une histoire vraie) ou Philip Roth (Opération Shylock), et enfantant un père de plus en plus insondable au fil des pages.

— Sylvain Sarrazin, La Presse

Meurtres au Groenland

La fille sans peau
Mads Peder Nordbo
Actes Sud
380 pages
Deux étoiles et demie

Le polar scandinave et nordique est un genre qui se caractérise souvent par des meurtres bien sanglants et un regard inquiet sur des enjeux de société. La fille sans peau ne fait pas exception. La grande différence, c’est que l’action ne se passe pas à Reykjavik ou à Stockholm, mais à Nuuk, capitale du Groenland. Cela garantit un dépaysement total.

Matthew Cave, journaliste danois fraîchement installé dans la petite ville, est appelé à couvrir la découverte de la momie d’un ancien viking. Mais voilà, la momie disparaît et celui qui la gardait se fait assassiner d’une façon particulièrement horrible. Cet événement amène Matthew à s’intéresser à des meurtres semblables commis dans les années 70.

La narration alterne donc entre l’enquête du policier Jakob Pedersen, en novembre 1973, et celle de Matthew, en août 2014. Le procédé est bien mené, l’intrigue est intéressante, les personnages sont bien campés, mais la conclusion souffre d’une certaine confusion. L’intérêt du roman réside surtout dans le portrait d’une société marquée par la colonisation et le problème de l’abus sexuel des enfants. L’auteur, Mads Peder Nordbo, a longtemps vécu à Nuuk, et ça paraît.

— Marie Tison, La Presse

Sonner (encore) l’alarme

Pourquoi les Juifs ?
Marek Halter
Michel Lafon
128 pages
Trois étoiles

Marek Halter persiste et signe. L’écrivain français, Juif d’origine polonaise et dont les parents ont fui le ghetto de Varsovie, reprend la plume pour s’inquiéter d’une nouvelle résurgence de l’antisémitisme. 

Il pointe du doigt les nombreuses manifestations anti-juives récentes survenues en France, en Allemagne, aux États-Unis, etc. Pour cet auteur prolifique qui a souvent écrit sur le sujet, le temps est venu, encore une fois, de déconstruire nombre de préjugés et idées reçues autour des Juifs et de tous les maux dont ils seraient responsables. 

Il faut dire que l’antisémitisme a la couenne dure, les premiers textes contre les Juifs apparaissant avec Moïse, soutient Halter. Citant de nombreux auteurs, dont Goethe, qui a déjà écrit que « le Juif est le thermomètre du degré d’humanité de l’humanité », il s’emploie à remettre les Juifs à la bonne place dans l’Histoire. 

Adoptant un ton plus pédagogique que pamphlétaire, l’auteur essaie de rester optimiste. Court, son ouvrage constitue une excellente base pour quiconque aimerait se documenter sur la question.

— André Duchesne, La Presse

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