Docteur Trump et Mister COVID

Malgré les rodomontades du président, le virus exerce des ravages dans le pays le plus contaminé du monde. Et maintenant le plus divisé

Invoquer les mânes d’Abraham Lincoln dans une mise en scène démesurée témoigne du désarroi de Donald Trump. Le coronavirus a mis à bas toutes les stratégies du président américain pour son seul objectif : une réélection le 3 novembre. Les perspectives d’une victoire à portée de main s’éloignent avec l’effondrement de l’économie et l’explosion du chômage. Trente millions d’Américains ont perdu leur emploi en six semaines. Quant au bilan humain, il devrait approcher la projection des 135 000 morts si le confinement – exemplaire dans certains États, bruyamment contesté dans d’autres – est levé précipitamment. Alors que, selon Gallup, 54 % des Américains ne lui font pas confiance, Trump accuse la Chine, l’adversaire étranger, et les médias qui le maltraitent.

Nous sommes le 18 janvier 2020, autant dire il y a un siècle. Donald Trump, ce samedi, joue au golf. Le président passe le week-end à Mar-a-Lago. Il se remet de son procès en destitution qui, pense-t-il alors, constitue la principale menace à sa réélection. 

Et voilà qu’Alex Azar, son secrétaire à la Santé, l’appelle pour l’alerter sur la Covid-19. Depuis trois semaines, le sujet fait la une des journaux. Les Chinois ont prévenu les Américains mais personne n’en a parlé directement au président. 

Ancien dirigeant d’un laboratoire pharmaceutique, Azar sait que la Covid menace de coûter des centaines de milliers de vies et des milliards de dollars si rien n’est fait. Il sait aussi qu’il n’est pas dans les petits papiers du président : son style rigide et austère déplaît à la Maison-Blanche. Mais il veut tirer la sonnette d’alarme. Trump l’interrompt d’emblée : la seule chose qui l’intéresse, ce sont les vaporettes, qu’il a voulu faire interdire. Or, Azar a été incapable d’y parvenir. Alors, ce virus… Il trouve son interlocuteur bien « alarmiste » et passe à autre chose.

Trois jours plus tard, le premier cas est répertorié à Seattle : un homme de 35 ans qui revient de Wuhan, où il était allé voir sa famille. Le 22 janvier, Donald Trump, en déplacement au sommet de Davos, est interrogé pour la première fois sur la Covid. Il se veut rassurant : « On a la situation en main, affirme-t-il. Ce patient est juste quelqu’un qui revenait de Chine. » 

La Covid, croit-il encore, ne contaminera pas le territoire américain. Pour cela, il suffit de fermer des frontières… C’est chose faite le 31 janvier. Trump pense le problème réglé, même si Alex Azar, encore lui, revient à la charge avec un second message d’alerte qui, cette fois, évoque une pandémie. Le décret présidentiel n’empêche pas les Américains ayant séjourné en Chine de revenir aux États-Unis. 

On ne sait comment, une maison de retraite de Kirkland, banlieue de Seattle, est atteinte : deux tiers de ses 120 résidents sont contaminés. Les familles de victimes manifestent pour avoir de leurs nouvelles. À l’évidence, l’Amérique, première puissance mondiale, est désarmée face à la Covid.

Dans l’entourage de Trump, on minimise encore le virus. À la Maison-Blanche, certains parlent même de kung-flu, osant un jeu de mot entre « flu » (grippe en anglais) et kung-fu. Le 6 mars, Trump lâche :

« J’ai tout compris. Les médecins me demandent même : “Mais comment se fait-il que vous sachiez tant de choses sur le sujet ?” » 

Les « manies » du président sont connues : ce germophobe est un adepte de la pensée positive, voire de la méthode Coué, clé, selon lui, de la réussite. Dans The Art of the Deal, son Ce que je crois, vendu à des millions d’exemplaires, il l’a théorisé : le narcissisme est l’accessoire de l’ambition. Il suffit de marteler à l’Amérique qu’elle est la plus forte pour résoudre ses problèmes. 

C’est aussi ce que répète Fox News, sa chaîne préférée. « On n’est pas des enfants, on est des battants », tonne la « judge » Jeanine Pirro, présentatrice star de Fox News, ex-procureure et amie de longue date du président. Aujourd’hui, elle et ses collègues Sean Hannity et Laura Ingraham se retrouvent accusés d’avoir « du sang sur les mains ». Depuis le début de l’épidémie, ils ont minimisé la dangerosité du virus. 

Leurs émissions, dans lesquelles ils dénigraient ouvertement les scientifiques qui recommandaient le confinement, sont très suivies. Joe Joyce, 74 ans, en était fan. Ce patron du bar JJ Bubbles, à Bay Ridge, l’un des rares bastions républicains de Brooklyn, est parti en croisière le 1er mars avec sa femme, bravant l’actualité dominée par les premiers morts du Diamond Princess, le navire de croisière en quarantaine au Japon. Leurs enfants avaient tenté de les en dissuader. En vain. Joe est mort le 9 avril.

Résistance

Dans l’Amérique de Trump, l’idée d’arrêter de travailler et de rester chez soi passe mal. John McDaniel, patron d’une petite entreprise industrielle dans l’Ohio, en est persuadé : Donald Trump est victime de la vindicte de ses détracteurs, qui auraient inventé ce virus pour l’abattre. « Quelqu’un aura-t-il le courage de dire que cette Covid-19 est un complot politique ? » tweete-t-il le 13 mars dernier. Deux jours plus tard, il en rajoute contre Mike DeWine, le gouverneur républicain qui vient d’imposer le confinement dans son État. « Il n’a même pas le droit, tout ça c’est de la bullshit [des conneries]. » John McDaniel est mort le 15 avril. 

Parmi les électeurs de Trump, il est loin d’être le seul. Le révérend Gerald Glenn, pasteur, qui clamait haut et fort son refus de fermer son église, la New Deliverance Evangelistic Church, est décédé quelques jours plus tôt. En Floride, Rodney Howard-Browne, un autre pasteur, a passé une nuit en prison car il bravait les consignes de confinement. Fort de ses 46 000 abonnés sur Twitter, il vitupère aujourd’hui la « tyrannie » d’un gouvernement « liberticide ».

« Dès la fin du mois de février, on a vu des fidèles de groupes néocharismatiques ou pentecôtistes remettre en cause la réalité de la Covid en s’appuyant sur des révélations divines. »

— André Gagné, professeur à l’Université Concordia

« Certains se disent “immunisés par le sang de Jésus” contre le virus et toute autre forme de démon », poursuit-il.

Mais Donald Trump a été rattrapé par la réalité : mi-mars, il décrète enfin – et à contrecœur – le confinement général. À Las Vegas, les casinos, encore illuminés, ferment. Recouvertes de drap blanc, les machines à sous ressemblent à des fantômes immobiles. 

Cet été, aux États-Unis, le chômage pourrait bondir de 3,5 % (en février) à 16 %, selon les estimations du Congrès américain. Un chiffre astronomique, qui dépasserait celui de la Grande Dépression de 1929 (14 %). Tout le monde est concerné. 

À Plant City, en Floride, Carl Grooms, agriculteur, a décidé, comme de nombreux fermiers, de jeter à la poubelle sa récolte de fraises, dont personne ne veut, pour éviter qu’elle ne pourrisse sur place. Face à la crise de la Covid, l’état d’impréparation de l’Amérique, première puissance mondiale, est digne d’un « pays du tiers-monde », dénonce le prix Nobel d’économie Joseph Stiglitz. 

À Wall Street, la Bourse a rebondi de plus de 25 % par rapport à son niveau le plus bas depuis le crash, mais c’est « sauve qui peut » dans l’économie réelle. À New York, certains, comme le tailleur Eliot Rabin, fondateur de Peter Elliot, ont décidé d’ouvrir leur magasin sans attendre la levée du confinement.

Depuis deux semaines, les trumpistes manifestent pour pouvoir travailler. Dans plusieurs États, comme le Michigan, ils se dirigeaient vers le Capitole de l'État, le centre du pouvoir local, pour demander la levée du confinement, brandissant leurs drapeaux à la gloire du président. Celui-ci n’a pas pu s’empêcher de les soutenir et de tweeter « LIBERATE MICHIGAN ! » en lettres majuscules. On imagine Emmanuel Macron lâcher : « Libérez la Creuse »… 

Aujourd’hui, l’heure est à la réouverture : en début de semaine, 19 États avaient partiellement levé les consignes de confinement et 6 autres s’apprêtaient à le faire, au risque de provoquer une nouvelle vague. 

Dimanche soir, Donald Trump a dû reconnaître que le nombre de morts causées par la Covid-19 tournerait autour de 80 000 à 90 000, au lieu des 60 000 annoncés. Il a aussi promis un vaccin pour la fin de l’année, mais, à l’évidence, il reste impuissant face à ce virus qui, aux États-Unis, continue à tuer chaque jour au moins 2 000 personnes, un chiffre stable alors qu’il diminue dans la plupart des autres pays occidentaux. 

Professeur d’histoire à l’American University de Washington, Allan Lichtman, célèbre pour avoir pronostiqué la victoire de Trump en 2016, se dit « pessimiste » pour sa réélection en 2020. Le président, qui s’apprêtait à être reconduit dans un fauteuil, dopé par une croissance record, est en difficulté dans des États clés (Pennsylvanie Michigan, Wisconsin) touchés par la Covid. 

Mais il ne change pas de recette : promettre des jours meilleurs, avec l’arrivée d’hypothétiques médicaments miracles. Par exemple, le désinfectant qu’il recommandait, il y a deux semaines, de s’injecter… avant de se raviser face au tollé général. Une marque de nettoyant a jugé utile de publier une mise en garde officielle. Hélas, ça n’a pas suffi : les alertes d’intoxication ont afflué dans les services de santé.

Trump a laissé passer l’orage et, depuis, trouvé la parade en lançant une croisade contre la Chine « qui savait mais n’a rien dit », provoquant selon lui des dizaines de milliers de morts dans le monde. Il réclame aujourd’hui des sanctions financières de « plusieurs centaines de milliards de dollars », tandis que son entourage planche sur la possibilité de poursuivre Pékin en justice. 

Pendant ce temps, il laisse son gendre et conseiller spécial, Jared Kushner, affirmer contre toute probabilité que le virus « sera largement derrière nous » en juin, et son secrétaire au Trésor, Steve Mnuchin, promettre un « fort rebond de l’économie » cet été… Un de ses conseillers, Stephen Moore, a été jusqu’à suggérer un nouvel uniforme, la « combinaison spatiale », pour permettre à chacun de retravailler ! Quant à Alex Azar, il est menacé d’être viré. Sous la présidence Trump, il n’y a pas de place pour les porteurs de mauvaises nouvelles. Même quand ils ont raison.

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.