Église catholique

Le testament d’un prêtre pédophile

Chaque fois que l’abbé Paul-André Harvey était muté dans une nouvelle paroisse, au Saguenay, il y entrait comme un loup dans la bergerie : en repérant ses proies. Avant de mourir en prison, le 3 mai, il a écrit que les autorités cléricales savaient, mais n’ont rien fait pour le mettre hors d’état de nuire. La Presse a obtenu en exclusivité ces documents dévastateurs pour l’Église catholique.

Un reportage d’Isabelle Hachey

« Il me changeait de paroisse, je récidivais »

L’ancien prêtre pédophile Paul-André Harvey accuse les autorités cléricales du Saguenay d’avoir ignoré ses multiples appels à l’aide et de s’être contentées de le muter dans une autre paroisse chaque fois qu’une plainte d’agression sexuelle leur était rapportée.

C’est ce qui ressort de documents rédigés par l’ex-prêtre avant de mourir, le 3 mai. L’homme purgeait une peine de six ans de prison après s’être reconnu coupable d’avoir agressé 39 enfants au Saguenay.

La Presse a obtenu une copie de ces documents en exclusivité.

De 1965 à 1985, Paul-André Harvey a été convoqué à quatre reprises par différents corps de police au Saguenay. Chaque fois, il s’en serait tiré avec un simple avertissement.

Lorsque les agressions ont commencé, en 1965, l’abbé Harvey aurait prévenu son évêque, Mgr Marius Paré, de son comportement auprès des enfants. L’évêque, aujourd’hui mort, lui aurait alors conseillé d’être prudent et de prier davantage.

« Dès les premières infractions, mon évêque d’alors m’a convoqué à son bureau à la suite d’une plainte reçue. Je lui ai fait part de mes difficultés et je lui ai avoué mon besoin d’aide. Il m’a uniquement conseillé de me comporter avec plus de prudence avec les enfants et de mettre plus de prière dans ma vie.

« Je suis retourné avec mon problème. Lorsqu’une autre plainte lui parvenait, il me changeait de paroisse, pensant résoudre ainsi mon problème affectif. Il n’en était rien. Après quelques jours sans difficulté, je récidivais », écrit M. Harvey dans un document non daté remis aux avocats de ses victimes.

Victimes réprimandées

L’abbé Harvey blâme ses supérieurs pour ne pas l’avoir mis hors d’état de nuire. Ce sont plutôt les victimes qui étaient réprimandées lorsqu’elles osaient se plaindre.

« Une fillette, victime de mon comportement déviant, s’est présentée à l’archevêché un bon jour accompagnée de ses parents pour raconter ce qui s’était passé et porter plainte, écrit M. Harvey. Elle a été reçue cavalièrement et mon évêque d’alors n’a rien cru de ce qu’elle racontait et il l’accusait de mentir. Pourtant, elle disait la vérité. »

Dans un autre document intitulé « Choisir de révéler… pour mieux guérir », daté du 6 mars 2017, l’ancien prêtre reproche une fois de plus aux autorités religieuses d’avoir « pris à la légère [ses] difficultés ». Le muter dans une autre paroisse, écrit-il, « c’était tout simplement déménager le problème ailleurs ».

L’école, le mouvement des jeannettes et les terrains de jeux étaient pour lui « autant de lieux propices à détecter des victimes potentielles ».

« La plupart du temps, écrit-il, c’est dans leur domicile que les agressions se sont produites. À des moments précis, je devinais que les parents étaient absents ou encore que la grande fille gardait. C’est alors que je me présentais à l’improviste ».

Dans ce document de 14 pages, M. Harvey réitère qu’il a prévenu les autorités cléricales et qu’il a été convoqué à quatre reprises par la police de Kénogami, de Jonquière et d’Alma ainsi que par la Sûreté du Québec, entre 1965 et le début des années 80. « Les policiers ne m’ont pas sanctionné mais simplement prévenu de ne pas récidiver. C’est ainsi que durant toutes ces années, j’ai profité (!) de leurs largesses. »

Le diocèse nie avoir été prévenu

M. Harvey a fait parvenir une partie des documents qu’il a rédigés en prison aux avocats de ses victimes, qui ont intenté un recours collectif contre le diocèse de Chicoutimi.

« La décision de contacter les avocats de Trudel Johnston & Lespérance et de leur transmettre des documents était entièrement de ma propre initiative », assure M. Harvey dans une déclaration sous serment signée le 23 avril, soit 10 jours avant que l’ex-prêtre de 81 ans ne succombe à la maladie.

Le diocèse de Chicoutimi soutient avoir fouillé ses archives sans pouvoir retracer la moindre trace écrite des agressions commises par l’abbé Harvey.

En février 2017, un ancien évêque de Chicoutimi, Jean-Guy Couture, avait déclaré en Cour supérieure qu’il avait été « complètement renversé » d’apprendre que le prêtre avait agressé des enfants dans une dizaine de paroisses du diocèse dont il avait la charge entre 1979 et 2004.

Mgr Couture avait nié l’existence d’une culture du silence au sein du diocèse à l’égard des prêtres pédophiles. Il avait déclaré n’avoir jamais muté un prêtre pédophile d’une paroisse à une autre. « Quand il y avait une allégation, on retirait le prêtre de son ministère », avait-il affirmé en Cour supérieure.

Un témoignage que l’avocat des victimes, Bruce Johnston, estime « invraisemblable » à la lumière des révélations posthumes de M. Harvey. « C’est une chance pour nos clientes qu’il ait pris l’initiative de révéler ce qu’il avait sur le cœur avant de mourir », dit Me Johnston en entrevue.

L’avocate du diocèse de Chicoutimi, Estelle Tremblay, voit plutôt dans les écrits de M. Harvey « le récit solitaire d’un pédophile décédé qui malheureusement ne sera jamais contre-interrogé ». 

« C’est un récit qui démontre qu’il a toujours minimisé ses gestes jusqu’à la fin de sa vie. »

— Estelle Tremblay, avocate du diocèse de Chicoutimi

« C’est aussi un récit dans lequel il cherche à se justifier et qui démontre sa propension à rejeter la faute sur tout le monde, poursuit Me Tremblay. Il présente ses gestes comme anodins et non criminels à l’époque où ils ont été posés. Il veut nous faire croire que l’évêque du temps, tout comme le système judiciaire, les policiers, aurait dû comprendre son comportement déviant mieux que lui-même. »

Pourquoi l’ex-abbé s’est-il rangé du côté de ses victimes à la veille de sa mort ? Peut-être cherchait-il la rédemption. Peut-être aussi en voulait-il au diocèse, qui a refusé de le soutenir lorsque le scandale a éclaté en 2012. Dans un document, il admet avoir été « blessé par [son] évêque au point de couper la communication avec lui ».

Mais M. Harvey en voulait surtout au diocèse de ne pas avoir répondu à ses appels à l’aide, selon l’avocate Renée Millette, qui l’a accompagné pendant ses deux années de détention, et que l’ex-prêtre a relevée de son secret professionnel avant de mourir. « Il en pleurait parfois lors de nos rencontres. Il disait qu’il avait toujours parlé de son problème, mais qu’on ne l’avait jamais aidé. Chaque fois, il me disait : “Mes supérieurs le savaient. Ils le savaient tous.” »

Une « cure géographique » ?

Entre 1963 et 1987, l’abbé Paul-André Harvey a été transféré de paroisse à 12 reprises. À l’exception des paroisses Sainte-Cécile de Kénogami (1965-1969) et Christ-Roi de Chicoutimi (1970-1975), le prêtre n’a conservé son poste qu’environ un an, parfois moins, avant d’être muté ailleurs.

Les avocats des victimes entendent prouver que ces transferts à répétition, ordonnés par le diocèse, avaient pour but de camoufler les abus sexuels de l’abbé Harvey, qui a ainsi pu assouvir ses plus bas instincts sur des dizaines d’enfants au Saguenay.

Le diocèse de Chicoutimi dit avoir comparé le taux de mobilité de l’abbé Harvey avec 12 autres prêtres de sa promotion et ne pas avoir constaté de différence significative.

« Transférer un prêtre presque tous les ans est très inhabituel… quand ce prêtre est normal. C’est toutefois assez fréquent quand le prêtre a des problèmes », estime pourtant le prêtre américain Thomas Doyle, qui a consacré toute sa carrière à défendre les victimes d’agressions sexuelles commises au sein de l’Église catholique. Il a été retenu comme expert par les avocats des victimes dans ce recours.

Il est d’avis que l’abbé Harvey a très probablement été soumis à une « cure géographique » par le diocèse de Chicoutimi.

Des cas semblables, le révérend Doyle en a vu des milliers depuis qu’il a commencé à étudier le phénomène de la pédophilie au sein du clergé catholique, il y a 33 ans. « Ce que le diocèse aurait dû faire, c’est dénoncer cet homme. Mais ça a toujours été plus facile d’avoir recours à la cure géographique. On se débarrasse du problème en l’envoyant ailleurs. »

Des transferts à répétition

Sur une période de 25 ans, l’abbé Harvey a été transféré de paroisse à 12 reprises. Chaque fois, il a fait de nouvelles victimes.

Août 1962 à septembre 1963

Saint-Dominique de Jonquière

Juillet 1965 à février 1969

Sainte-Cécile de Kénogami

Mars 1969 à août 1970

Saint-Philippe d’Arvida

Août 1970 à août 1975

Christ-Roi de Chicoutimi

Août 1975 à août 1976

Sainte-Famille de Kénogami

Avril 1977 à juillet 1977

Saint-Georges de Jonquière

Août 1977 à août 1978

Notre-Dame-de-Fatima de Jonquière

Août 1978 à novembre 1978

Saint-Pierre d’Alma

Novembre 1978

Saint-David de Falardeau

Juillet 1982 à septembre 1985

Saint-Joachim de Chicoutimi

Septembre 1985

Saint-Gabriel-Lalemant de Ferland-et-Boileau

1985 à 1987

Saint-Édouard de La Baie

Prêtres pédophiles

Le combat d’une Saguenéenne

Saguenay — L’édifice ressemble à l’un de ces manoirs hantés qui peuplent les contes pour enfants. Sa façade est en ruine. Les vitres de ses fenêtres sont fracassées. À Saguenay, l’église Sainte-Cécile tombe en morceaux. Littéralement. Voilà des années que les gens du secteur Kénogami ne s’en approchent plus, de peur de recevoir une brique sur la tête. Des années qu’ils changent de trottoir, pestant contre ce sinistre bâtiment dont personne ne veut.

Les temps ont changé. Dans les années 60, la vie du quartier tournait autour de l’église Sainte-Cécile. Le samedi après-midi, les enfants regardaient des films projetés au sous-sol de l’édifice carré et massif de la rue Sainte-Famille. Le dimanche matin, les scouts et les jeannettes vendaient des missels Prions en Église aux paroissiens. Dix cents chacun.

Suzanne Tremblay se souvient surtout de la fontaine qui jaillissait en face du presbytère. De la fenêtre, elle la fixait obstinément chaque fois que l’abbé Paul-André Harvey ouvrait sa braguette et la forçait à s’asseoir sur ses genoux. Elle ne la lâchait pas des yeux quand le prêtre, suant et haletant, glissait sa main dans sa culotte et l’obligeait à se contorsionner pour le masturber. Quand tout était fini, elle courait s’y laver les mains.

C’était en 1965. Suzanne avait 7 ans. Elle a été l’une des premières victimes de Paul-André Harvey, mort le 3 mai alors qu’il purgeait une peine de six ans de prison pour avoir agressé des dizaines et des dizaines d’enfants au Saguenay.

Pendant un quart de siècle, l’abbé Harvey a agi en prédateur. Chaque fois que l’évêché de Chicoutimi le transférait dans une nouvelle paroisse, il y entrait comme le loup entre dans la bergerie : en douceur. Et en repérant ses proies.

Suzanne Tremblay s’est battue pendant 50 ans pour obtenir justice. La sentence, tombée le 11 septembre 2015, n’a pourtant pas apaisé sa colère, comme elle l’avait espéré. C’est à ce moment-là qu’elle a compris que son combat ne faisait que commencer.

Trop de gens s’étaient lavé les mains de son histoire.

Trop de gens avaient su et n’avaient rien dit, rien fait. « On dit que ça prend un village pour éduquer un enfant. Mais ça prend aussi un village pour en agresser un », lance-t-elle avec dépit.

Le Vatican dans la ligne de mire

Suzanne Tremblay est à la tête d’un groupe de victimes qui ont intenté le tout premier recours collectif contre un diocèse au Québec. Quatre-vingt-douze personnes se sont inscrites au recours jusqu’à présent. Elles accusent les autorités cléricales de l’époque d’avoir camouflé les agressions de l’abbé Harvey – et même de les avoir favorisées, en offrant de la chair fraîche au pédophile chaque fois qu’elles lui assignaient une nouvelle paroisse.

Depuis 2013, au moins sept recours collectifs ont visé de riches congrégations religieuses au Québec, mais c’est la première fois que des victimes s’en prennent à un diocèse – et elles risquent bien de le mettre sur la paille. Chaque victime réclamant 175 000 $, la facture potentielle s’élève à 14 millions pour le diocèse de Chicoutimi, qui n’hésite pas à prédire sa propre banqueroute s’il perd le bras de fer qui l’oppose à sa compagnie d’assurances.

Le diocèse de Chicoutimi refuse de dévoiler sa situation financière. Ses actifs, combinés à ceux des 10 fabriques poursuivies, s’élevaient à 6 907 750 $ en 2015, selon les chiffres publiés sur le site de l’Agence du revenu du Canada. Mais ce pactole n’existe bien que sur papier, si l’on en croit le vicaire général du diocèse, Émilien Dumais.

« Nous avons des bâtiments qui ont une valeur appréciable, mais on ne réussit jamais à les vendre au prix de l’évaluation. On les donne. »

— Émilien Dumais, en entrevue en décembre 2016

En cas de victoire, les victimes de l’abbé Harvey risquent de se retrouver propriétaires de vieilles églises dont les toits coulent et dont les murs s’affaissent. Comme l’église Sainte-Cécile, fermée par le diocèse en 1998 et finalement abandonnée par son acquéreur en 2013. Depuis, elle est administrée par Revenu Québec en tant que… bien non réclamé ! « Ce n’est pas avec ces bâtiments qu’on va pouvoir payer les réclamations », a dit Mgr Dumais.

Alors, qui paiera la note ? Les avocats des victimes, Philippe Trudel et Bruce Johnston, pensent peut-être avoir résolu le problème en dénichant un débiteur solvable… à Rome.

Au cours du procès, les deux avocats montréalais – qui ont fait condamner trois cigarettiers à verser 15 milliards de dollars aux victimes du tabac en 2015 – pourraient tenter de démontrer la responsabilité du Vatican en « remontant la chaîne de commandement » jusqu’au plus haut échelon hiérarchique de l’Église catholique romaine.

Ils croient pouvoir prouver que l’ancien évêque de Chicoutimi a non seulement camouflé les crimes de l’abbé Harvey, mais qu’il répondait ainsi à une directive provenant du Saint-Office : le Crimen Sollicitationis, ou crime de sollicitation en latin. Rédigé en 1962, ce décret imposait un serment de silence éternel aux évêques qui avaient à traiter de divers scandales sexuels. Il visait en premier lieu les prêtres qui profitaient de la confession pour faire des avances sexuelles aux pénitents, mais incluait aussi les affaires d’homosexualité, de pédophilie et de zoophilie.

Depuis des années, l’interprétation de ce décret est sujette à controverse. Le Vatican voulait-il simplement protéger l’identité des prêtres concernés ou conspirait-il pour étouffer un scandale de pédophilie si énorme qu’il risquait de faire sombrer l’Église ? Pour Me Trudel, ça ne fait aucun doute : « Ce règlement imposait le silence absolu et l’évêque était tenu de le respecter. C’est un cover-up. »

« C'était Gargamel au village des Schtroumpfs »

Nous ferons de notre mieux

Et vive la ronde !

Nous ferons de notre mieux

Pour plaire au bon Dieu

Cinquante ans ont passé, mais Suzanne Tremblay et son amie d’enfance Marie (prénom fictif) frissonnent en se remémorant la ritournelle que l’abbé Harvey leur avait apprise chez les jeannettes. « Nous faisions la ronde et le vautour s’en venait. Pendant que nous dansions, il nous tournait autour, comme pour choisir laquelle d’entre nous il allait agresser », se souvient Marie.

Les enfants étaient terrorisés. Et sans défense. « C’était Gargamel au village des Schtroumpfs ! », lance Suzanne Tremblay. Le choix du prêtre prédateur se fixait souvent sur elle. « Il m’appelait “sa petite capucine”. » Ça a duré quatre ans.

Quatre ans de dégoût et de colère. Quatre ans à se laver à la fontaine avant de courir se réfugier à la maison, rue Sainte-Famille, à deux pas de l’église Sainte-Cécile. La mère de Suzanne, Thérèse Belley, y tenait un salon de coiffure. Longtemps, elle n’a pas su – ou n’a pas voulu – écouter sa fille. « Dans ce temps-là, un prêtre, on se mettait à genoux devant lui, dit-elle. On ne pouvait pas s’imaginer qu’il pouvait faire ça à des enfants… »

Mais les choses ont fini par devenir trop évidentes pour que Thérèse continue à nier la vérité. Un jour, il lui est devenu impossible de fermer les yeux.

Elle a d’abord parlé du prêtre au chef de police local, qui habitait la rue Sainte-Famille et qu’elle connaissait bien : c’était le père de sa belle-sœur.

« Il m’a dit : “Thérèse, le clergé, on ne peut rien faire contre lui. Il faut vraiment que tu ailles à l’évêché”. »

— Thérèse Belley

Alors, Thérèse a réuni quelques mères du quartier dans son salon de coiffure. Suzanne se souvient de ces « messes basses » tenues par une demi-douzaine de femmes entre les séchoirs à cheveux et les paquets de bigoudis. Malgré tous ses efforts, sa mère n’a réussi à en convaincre qu’une seule de l’accompagner à l’évêché. « Les autres n’ont pas voulu s’en mêler. »

Thérèse Belley affirme avoir été reçue en 1968 par Mgr Roch Pedneault, qui a toutefois été nommé évêque auxiliaire en juin 1974, soit six ans plus tard. Questionnée l’an dernier à savoir si une rencontre aurait tout de même pu avoir eu lieu à l’évêché, l’avocate du diocèse, Estelle Tremblay, a répondu : « Absolument non. »

Thérèse Belley reste néanmoins convaincue que c’est bien à Roch Pedneault qu’elle a dénoncé le prêtre pédophile en compagnie d’une autre mère, aujourd’hui décédée. « Il a été très poli, se souvient-elle. Il a sorti un grand cahier noir à couverture rigide et a écrit tout ce que nous lui avons dit. »

Le diocèse soutient pourtant n’avoir rien trouvé dans ses archives à propos du comportement déviant de l’abbé Harvey. Il n’a pas trouvé non plus la moindre trace du passage à l’évêché de Suzanne, qui dit y avoir été convoquée par l’évêque en personne, Marius Paré.

Selon Suzanne, deux prêtres sont venus la cueillir en pleine classe, à Kénogami, et l’ont escortée en voiture jusqu’à l’évêché de Chicoutimi, où Mgr Paré lui a ordonné de s’agenouiller devant lui. « Il m’a giflée et m’a dit d’arrêter de mentir. »

Mgr Paré est mort en 2002. Mgr Pedneault souffre d’une maladie qui l’empêche de témoigner. Il appartiendra au tribunal de trancher sur ces versions contradictoires d’événements survenus il y a un demi-siècle.

« On va jusqu’au bout »

De toutes les agressions que Suzanne Tremblay a subies, c’est celle du camp des jeannettes qui l’a marquée le plus profondément. L’espace d’un instant, son souvenir encore douloureux fait craquer l’armure de cette brunette de 59 ans, qui affiche autrement une force et une détermination à toute épreuve.

La chasse au trésor était commencée quand Suzanne a entendu une petite fille pleurer dans la forêt. Elle s’est dirigée vers l’endroit d’où provenaient les pleurs. La fillette était en partie cachée par les arbres, et Suzanne n’a d’abord vu que sa jupe retroussée et ses collants, baissés sur ses genoux. L’abbé Harvey était là, en train de l’agresser.

En apercevant Suzanne, le prêtre ne s’est pas arrêté. Il lui a dit : « Viens, je vais te montrer comment faire… » Suzanne a perdu la carte.

« J’ai vieilli de 10 ans à ce moment-là. Ce n’était pas la première fois que je me faisais agresser, mais, ce jour-là, j’ai perdu mon enfance. »

— Suzanne Tremblay

Elle porte le recours collectif sur ses épaules pour cette petite fille qu’elle n’a pas pu défendre dans le bois. « J’aimerais la retrouver et lui demander pardon. Je sais que je ne l’ai jamais fait, parce qu’on était des enfants… mais ça reste, confie-t-elle, la voix brisée. On reste pris avec ça. »

Il y a une vingtaine d’années, Suzanne a tenté de dénoncer l’abbé Harvey. Elle a contacté ses amies de l’époque. Personne n’a voulu appuyer son combat. « J’avais un sentiment d’impuissance, et ce silence qui scie les jambes. Je l’ai revu dans d’autres paroisses avec des enfants. Mais il était idolâtré. Il était intouchable. »

C’est finalement l’amie d’enfance de Suzanne, Marie, qui a dénoncé l’abbé Harvey à la police, en 2009, sur les conseils de sa psychologue. Les enquêteurs ont appelé Suzanne pour obtenir son témoignage. D’abord ébranlée, Suzanne a fini par accepter de soutenir Marie, mais à une condition : « Cette fois, on ne recule pas. On va jusqu’au bout. Et quand je dis jusqu’au bout, ça veut dire jusqu’au Vatican. »

Le Vatican paiera-t-il la note ?

Puisque le diocèse de Chicoutimi est sur la paille, les avocats des victimes de l’ancien prêtre Paul-André Harvey songent à se tourner vers un débiteur solvable… à Rome. C’est loin d’être gagné. D’autres ont tenté d’impliquer le Vatican dans des poursuites civiles contre des prêtres pédophiles. Aucun n’a encore réussi.

Un pari ambitieux

Face à un diocèse de Chicoutimi appauvri, les victimes de l’abbé Paul-André Harvey pourraient tenter de se tourner vers Rome dans l’espoir d’obtenir compensation. Les avocats montréalais du cabinet Trudel, Johnston et Lespérance songent à amender le texte du recours collectif pour inclure le Vatican à la poursuite. Le pari des avocats est ambitieux : ils devraient non seulement convaincre un juge du fait que le Vatican ne doit pas bénéficier de l’immunité habituellement conférée aux États, mais aussi prouver que les crimes de l’abbé Harvey ont été cachés par le diocèse, qui répondait ainsi à une politique du Saint-Siège.

« Le Vatican prend, mais ne donne jamais »

Le Saint-Siège pourrait-il indemniser les victimes de l’abbé Harvey sans y être contraint par un tribunal ? « Non. Il n’y a aucune chance que cela se produise. Le Vatican prend, mais ne donne jamais », tranche le prêtre américain Thomas Doyle, expert en droit canonique qui a sacrifié une carrière prometteuse à l’ambassade du Vatican à Washington, il y a 33 ans, pour devenir l’un des plus grands défenseurs des victimes de prêtres pédophiles. Comme tous les diocèses catholiques du monde, celui de Chicoutimi expédie chaque année le fruit d’une dîme spéciale au Vatican, mais n’a jamais reçu le moindre sou de Rome.

Intouchable, le Saint-Office ?

Trois poursuites civiles contre le Vatican ont échoué aux États-Unis, en partie en raison du principe de l’immunité des États. En 2005, le Vatican a ainsi obtenu l’intervention de George W. Bush dans un recours intenté contre le pape par des victimes de prêtres pédophiles au Texas. En tant que tête dirigeante d’une nation étrangère, le pape bénéficiait de l’immunité contre de telles poursuites. C’est en 1929 que Mussolini a accordé au Vatican le statut d’État souverain. Or, « on ne peut pas poursuivre un pays », rappelle M. Doyle. Des tribunaux américains ont cependant accepté d’entendre certaines causes « parce que l’Église catholique est unique. Elle est considérée comme un pays, mais seulement parce que c’est aussi une religion ».

Un lien d’emploi incertain

« Le Vatican ne compensera pas les victimes parce qu’il affirme que ce n’est pas sa responsabilité, mais celle de l’évêque », dit le révérend Doyle. Cette prétention a été contestée dans l’affaire O’Bryan v. Holy See, au Kentucky. La poursuite, déposée en 2004, avançait que les évêques étaient des employés du Vatican, et que ce dernier devait par conséquent assumer la responsabilité de leur négligence à contrôler les prêtres prédateurs de leurs diocèses. La poursuite a été abandonnée en 2010, non seulement en raison de la difficulté à poursuivre un État souverain, mais aussi du manque de financement et de l’épuisement des victimes.

Une course à obstacles pour les victimes

Au vu de l’expérience américaine, il sera fort difficile pour les victimes de Paul-André Harvey de prouver l’implication du Vatican ou de le forcer à ouvrir ses goussets. Sur le plan strictement légal, le diocèse de Chicoutimi et le Vatican n’ont aucun lien. « Il faut savoir que l’Église catholique, au Québec, est juridiquement fragmentée en une multitude de corporations religieuses indépendantes les unes des autres », explique l’avocate du diocèse de Chicoutimi, Estelle Tremblay. Non seulement les diocèses québécois ne relèvent pas de Rome, mais leurs biens ne sont pas regroupés en une seule corporation fédérée, comme c’est le cas des congrégations religieuses qui ont été l’objet d’autres recours collectifs au Québec.

Les progrès du Vatican

Indépendante sur le plan juridique, peut-être. Mais l’Église catholique reste une « monarchie » absolue, souligne Thomas Doyle. « Toute l’autorité, tous les ordres descendent du pape. » À ses yeux, le Vatican ne peut donc pas ignorer le problème. L’expert admet que le Saint-Siège fait preuve de sensibilité croissante à l’égard des victimes… et de fermeté vis-à-vis ceux qui savaient : en 2015, le pape François a annoncé la création d’un tribunal d’enquête ayant le pouvoir de démettre de leurs fonctions les évêques coupables d’avoir camouflé des affaires de pédophilie. « Il y a eu des progrès au Vatican, mais pas suffisamment. Si l’Église agissait vraiment de la bonne façon, les victimes du Saguenay n’auraient pas besoin d’aller en cour pour faire valoir leurs droits. »

La bataille des assurances

Les victimes doivent-elles renoncer à l’argent pour faire éclater la vérité ?

Dans leur lutte pour obtenir justice et réparation, les victimes de l’abbé Paul-André Harvey font face à un dilemme cornélien.

Elles sont convaincues que les autorités cléricales du Saguenay, parfaitement au courant des déviances du prêtre, ont préféré fermer les yeux et étouffer le scandale.

Or, si elles parviennent à prouver la complicité passive du diocèse de Chicoutimi, elles perdront du même coup la possibilité d’être indemnisées par sa compagnie d’assurances !

Dès 1994, le diocèse de Chicoutimi a pris soin de contracter une protection spéciale « abus sexuels » auprès de l’Assurance Mutuelle des fabriques de Québec, question de se prémunir contre d’éventuelles réclamations.

Une clause d’exclusion prévoit cependant que la couverture ne tient plus s’il y a démonstration d’une faute lourde de la part du diocèse. Avoir eu connaissance des sévices perpétrés par un prêtre – et n’avoir rien fait pour y mettre un terme – en est une.

En insistant sur le fait que l’évêque de Chicoutimi a été maintes fois prévenu du comportement de l’abbé Harvey, les victimes risquent ainsi de se retrouver le bec à l’eau.

Ce cas de figure est très probable puisqu’il s’est produit à maintes reprises aux États-Unis, souligne le prêtre américain Thomas Doyle, expert des agressions sexuelles commises dans l’Église catholique. « Si l’évêque savait et l’a caché, il est fort possible que le diocèse perde sa couverture d’assurance. »

Il ajoute que les victimes n’ont pas trop à craindre cet épouvantail brandi par le diocèse.

« Si un jugement est rendu en leur faveur, le diocèse devra tout de même trouver une façon de leur verser le montant des dommages fixés par le juge. Aux États-Unis, certains diocèses ont dû vendre des propriétés, liquider des titres… »

— Le révérend Thomas Doyle

D’autres ont carrément fait faillite. Et c’est peut-être le sort qui attend le diocèse de Chicoutimi, qui affirme que ses coffres sont à sec et que les églises vétustes dont il est propriétaire n’ont pratiquement aucune valeur sur le marché.

Là encore, il n’y a pas lieu de s’inquiéter outre mesure, estime le révérend Doyle. Les 14 diocèses américains qui ont fait banqueroute après avoir été l’objet de poursuites n’ont pas été engloutis dans un gouffre sans fond, dit-il. « Ils se sont simplement placés sous la loi de la protection de la faillite, ce qui leur a permis de réorganiser leurs finances. » Et les victimes ont obtenu réparation.

Bras de fer entre le diocèse et son assureur

Le diocèse de Chicoutimi et son assureur sont engagés dans une partie de bras de fer dont l’issue pourrait être déterminante pour l’avenir du diocèse – et pour les victimes de Paul-André Harvey. Le diocèse accuse l’Assurance Mutuelle des fabriques de Québec d’avoir réduit sa protection spéciale « responsabilité-abus sexuel » pour éviter de verser des millions de dollars aux victimes de l’ancien prêtre. Le diocèse croyait bénéficier d’une couverture de 20 millions de dollars pour indemniser les victimes. Le recours collectif, auquel se sont inscrites 92 personnes, risque de lui coûter la rondelette somme de 14 millions. Or, la couverture maximale offerte a dégringolé à 2 millions par agresseur en 2013, alors que la Mutuelle savait que des poursuites civiles pointaient à l’horizon. Le diocèse de Chicoutimi a porté plainte à l’Autorité des marchés financiers en décembre 2016. Il poursuit aussi la Mutuelle dans l’espoir de la contraindre à respecter la police en vigueur lors du dépôt des accusations contre M. Harvey, en 2012. « On déploie tous les efforts pour tenter de trouver une solution au litige sur la couverture », assure l’avocate du diocèse, Estelle Tremblay.

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