Chronique

On va s’en sortir

Feu mon père a inventé le confinement. Sa vie, la semaine, c’était aller travailler et revenir à la maison. La fin de semaine, c’était rester à la maison. Une fois par mois, le samedi, il allait chez son frère à Ville d’Anjou, faire ses provisions de paquets de cigarettes. Mon oncle André travaillait pour Imperial Tobacco. Il lui faisait un bon prix.

Mon père partait à midi. Avant 15 h, il était revenu. Il s’assoyait sur le sofa vert du salon et s’allumait une clope en disant : « On est-tu ben chez nous ! » C’était un cri du cœur. Un soupir de soulagement. Trois heures loin de sa demeure, c’était pour lui une odyssée. Vivement le retour dans l’île d’Ithaque !

Quand il a pris sa retraite, mon père n’avait qu’un seul projet : rester chez lui. Pas de golf, pas de voyages, pas de loisirs. Du soir au matin, chez lui. Pas malheureux. Ni heureux. Juste bien. Bien dans son cocon. À lire ses journaux, regarder la télé et mettre une bûche dans le feu de foyer.

Quand il s’est mis à faire de l’emphysème, ses seules sorties, c’était pour aller à l’hôpital. Et quand il en revenait, il s’allongeait sur son lit, prenait son masque à oxygène en disant : « On est-tu ben chez nous ! » La seule fois qu’il ne l’a pas dit, c’est la fois qu’il n’est pas revenu. Il est mort à l’hôpital. Chez lui, il aura toujours vécu.

L’autre jour, quand François Legault nous a gentiment dit : « Restez chez vous ! », j’ai pensé à mon père. Mon père nous disait ça, aussi : « Restez donc à la maison. » Car non seulement il aimait rester chez lui, mais il aimait aussi qu’on y reste avec lui. Il ne comprenait pas pourquoi ma mère, mon frère, ma sœur et moi sortions si souvent de la maison pour aller nous distraire. Quand il manquait un oisillon dans le nid, ça l’inquiétait. Le ciel est trop grand. Et trop menaçant.

Rien ne lui faisait plus plaisir que de nous savoir tous sous le même toit. À faire chacun nos affaires. Ma mère en train de lire, mon frère d’étudier, ma sœur de rêver et moi d’écrire. Il pouvait ronfler en paix. Tout était parfait.

Du haut de son étoile, qu’il ne doit pas quitter, Papa s’exaspère sûrement de nous entendre nous plaindre d’être confinés. On a passé l’année à chanter On est-tu ben juste en coton ouaté, ben, c’est le temps de le prouver.

De tous les efforts qu’on peut demander à un peuple pour venir à bout de l’apocalypse, celui de demeurer à la maison est sûrement le moins douloureux.

Demandez aux conscrits des grandes guerres ce qu’ils auraient choisi s’ils avaient pu vaincre l’ennemi en restant dans leurs logis, plutôt que d’aller courir sur les plages étrangères, sous les rafales des balles et les orages de bombes.

Cette fois, on ne nous demande pas de risquer notre vie au front. Les héros au front, ce sont les travailleurs dans les hôpitaux. On nous demande d’être des résistants. De résister à la pandémie en nous lavant les mains, en pratiquant la distanciation sociale et en restant chez nous. C’est quand même mieux que de se cacher dans le maquis. Résister dans le confort de son foyer, il n’y a pas de meilleur endroit.

Je sais que c’est long. Je sais que les pertes économiques sont épouvantables. Je sais l’angoisse que provoquent toutes ces colonnes de chiffres, celle des infectés, celle des hospitalisés, celle de ceux aux soins intensifs, celle des morts. Avouez quand même que la colonne la plus accueillante, c’est celle des confinés. La moitié de la planète l’est en ce moment. Si tous les voisins de nos voisins sont capables, on l’est sûrement aussi.

Profitez-en pour donner un peu d’amour à votre maison. On s’en sert toujours comme d’un port. Un lieu de transit. Le point de départ où l’on prépare nos destinations. Comme si la vie était toujours ailleurs, au boulot, au gymnase, au restaurant, au chalet. Dès qu’on a une semaine de libre, on part en voyage. Comme si on ne pouvait pas voyager dans sa maison, comme si rester dans sa maison, c’était juste bon pour les pères de l’ancien temps.

Durant les prochains jours, les prochaines semaines, votre escapade, c’est votre maison. Votre île dans le Sud. Votre Kilimandjaro. Vous allez voir, c’est un endroit magnifique. Puisque vous y êtes. Ceux qui ont la chance d’y être en famille, en couple ou avec un coloc ont de quoi résister. On résiste toujours mieux avec d’autres résistants.

Ceux qui sont seuls durant leur confinement ont une mission plus difficile. Le plus grand danger de la solitude, c’est qu’elle finisse par nous faire oublier que l’on existe. On est moins que seul. On n’est plus du tout. C’est la présence des autres qui empêche notre cœur de tomber en veille.

Pour éviter ce piège, il ne faut jamais oublier que notre solitude est remplie de tout ce qu’on y met. Alors, sortez d’elle vos peines et vos peurs et elle vous pèsera moins. Mettez-y vos amours et vos rêves et elle sera de bonne compagnie. N’oubliez jamais que si vous êtes dans le monde, le monde est aussi en vous. Plongez-y.

Mon mantra pour passer à travers cette terrible crise est une vieille chanson d’Yvon Deschamps qui allait comme suit : 

« On va s’en sortir

On va s’en sortir

On va s’en sortir

On va s’en sortir »

Ce sont les seules paroles, mais ça veut tout dire. Un jour, on va s’en sortir. Et on va pouvoir sortir. Cela dit, trop de gens ne s’en sortiront pas. Pensons à eux en rentrant chez nous. C’est la seule façon d’espérer rester en santé. Nous et les autres. Soyons ben chez nous, comme papa. Bon confinement !

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