Séries télé

Scénaristes sous pression

Les histoires dans nos écrans naissent de la plume de scénaristes qui les imaginent et les travaillent avec passion, mais parfois au détriment de leur santé. Portrait d’une profession de l’ombre soumise à une industrie de plus en plus exigeante.

Il nous aura fallu plusieurs jours, appels manqués et échanges de textos pour finalement avoir Geneviève Simard au bout du fil. L’auteure est débordée. Elle doit livrer le scénario d’un épisode de sa nouvelle série dans des délais très serrés, et la date limite approche à grands pas. Elle n’a dormi qu’une poignée d’heures par nuit depuis trois semaines, nous dit-elle lorsque nous la joignons. « Ça n’a aucun sens et en même temps, j’aime mon métier, je n’en ferais pas d’autre, dit-elle. Mais à un moment donné, la santé ne suit plus. J’ai fait deux burnouts. Et il n’y a pas un scénariste autour de moi qui n’a pas fait de burnout. »

Le portrait ne semble pas très reluisant, mais Geneviève Simard, comme tous les scénaristes de télévision qui se sont confiés à La Presse, insiste sur la beauté de sa profession. « Écrire, c’est ce qui me rend la plus heureuse depuis toute petite, dit celle qui a travaillé sur les séries The Disappearance, Le chalet et Chaos. J’ai touché à plusieurs choses dans le domaine artistique, et si j’ai choisi ce métier, c’est parce que c’est une passion. »

Mais la multiplication des plateformes et des émissions entraîne une féroce compétition entre les diffuseurs, qui souhaitent bénéficier du plus important financement possible pour leur contenu et rejoindre le plus large public possible. Pour répondre à cette demande, les producteurs proposent ou acceptent plus de projets. Des projets qui doivent être écrits par les auteurs qui, eux, ne sont pas beaucoup plus nombreux.

« On est la forêt et ils sont la forestière. Ce n’est vraiment pas tout le monde, il y a des producteurs super bons avec les auteurs, mais il y a parfois un manque de conscience de ceux qui n’écrivent pas. Ils ne savent pas ce que ça demande. S’ils savaient, ils ne pourraient pas demander des délais comme ça.  »

— Geneviève Simard, scénariste

Plusieurs projets sont mieux menés par un seul scénariste, qui tient tous les fils pour tisser son histoire. Mais lorsque Geneviève Simard a demandé qu’on permette à un coauteur de se joindre à elle pour la création d’une série, il y a quelques années, alors qu’elle revenait d’un premier arrêt forcé, la production a refusé. « Et quand je suis tombée au combat, on a finalement engagé plusieurs auteurs pour écrire les derniers épisodes », raconte la scénariste. Désormais, même si elle aime le fait d’avoir un métier plutôt solitaire, elle travaille « tout le temps en collaboration ».

Au repos forcé

Frédéric Ouellet confie à La Presse avoir lui-même vécu ce « repos forcé » que bien des scénaristes doivent prendre à un (ou plusieurs) moment de leur parcours. « Après Les rescapés, en 2021, j’étais à boutte », dit en entrevue l’auteur de La faille et coauteur de Victor Lessard et Les boys. Et bien qu’il ait pu se faire un nom avant de percuter ce mur, notamment grâce à la série Grande Ourse, il a eu le sentiment « de recommencer à zéro » en reprenant le travail. « J’avais l’impression que personne ne se souvenait de moi. Ça a pris du temps, mais depuis, ça roule, même si l’inquiétude [de ne plus travailler] est toujours là. Avec ce métier, tu ne sais jamais quand tu vas avoir ton prochain projet », dit-il.

Les scénaristes télé font partie de la Société des auteurs de radio, télévision et cinéma (SARTEC), association professionnelle mise sur pied pour défendre leurs intérêts. Il s’agit de leur « seule ressource », dit Frédéric Ouellet, qui ne s’est toutefois pas tourné vers elle lorsqu’il est tombé en épuisement professionnel.

« On a une assurance invalidité, mais je n’ai pas essayé de faire la demande, même si j’étais clairement en burnout. Je me suis dit qu’il fallait que je prouve que j’étais incapable de travailler, mais physiquement, je pouvais m’asseoir devant un ordi et taper sur un clavier… Alors je n’ai même pas essayé.  »

— Frédéric Ouellet, scénariste

Depuis, il tente de s’arrêter entre chaque projet, dès qu’il le peut. « Ça vient par secousses, donc quand ça roule, ça n’arrête jamais. Et quand je n’ai plus de délais de fou, je développe les affaires à mon rythme, je reprends mon souffle pour quand ça va repartir. »

À la SARTEC, on demande aux scénaristes de toujours faire appel à elle en cas de besoin. Sa présidente Chantal Cadieux, elle-même scénariste d’expérience, dit avoir souvent « vu et entendu » la détresse de ses membres. « Surtout présentement, avec le grand volume de séries demandées, dit-elle. C’est très épuisant, ça demande beaucoup d’énergie. Il y a un grand besoin et les délais sont plus courts, à cause de toutes les plateformes. Donc il faut écrire beaucoup. Mais il y a 24 heures dans une journée pour tout le monde. »

Une question de délais

Le scénario est la matière première de notre divertissement. C’est là que tout débute. « Sans une bonne histoire, il n’y a pas de bon show », résume l’acteur Normand Daneau (Les mecs, Les Simone, 30 vies), qui a coscénarisé la série The Disappearance avec Geneviève Simard. « Et c’est extrêmement complexe et précis d’écrire un scénario. »

Le processus est long pour en arriver à un texte que l’on mettra en images. La « bible » pour présenter le concept (synopsis, description des personnages, courbe dramatique, etc.), le premier épisode dialogué pour illustrer le ton de la série, le scène-à-scène, la version dialoguée, la version finale… Tout cela en tenant compte des commentaires des producteurs à chaque étape, qui demandent des modifications à l’histoire, de nouvelles versions et des ajustements pendant le tournage.

Puis, quand le scénario passe entre les mains de l’équipe de production, « il y a une perte de contrôle à tous les niveaux », explique Guillaume Vigneault. Certains le vivent mieux que d’autres. Certains voient aussi leur vision mieux respectée que d’autres. Mais le passage du ballon doit se faire dans certains délais, souvent très serrés.

« Des producteurs ont déjà demandé qu’un épisode soit livré en deux semaines. Pour moi, cinq à six semaines pour écrire une heure de télé, c’est déjà une aberration. Il y en a qui acceptent, parce qu’ils veulent travailler. Mais ils ne finissent pas le show. Ça n’a juste pas de bon sens.  »

— Normand Daneau, acteur et auteur

Le temps, c’est de l’argent

C’est en solitaire que Guillaume Vigneault a développé le concept et la première saison de la série Demain des hommes pendant environ huit ans. Il s’est trouvé ensuite dans un rythme de travail « plus rock and roll » pour la seconde, qui n’a finalement pas été tournée. « J’étais à l’aise, mais il y a des moments où j’aurais voulu avoir plus de temps pour créer une trame narrative, nous dit l’auteur. Je ne veux pas chialer contre la main qui me nourrit, parce que personne ne nous casse du sucre sur le dos par plaisir. »

« Mais si on développe la saison un pendant huit ans et la deuxième pendant huit mois, ça risque d’être moins bon ! C’est un plan pour décevoir tout le monde et faire des burnouts. Donne-moi deux heures pour faire à souper ou bien 15 minutes, ce ne sera pas la même affaire. Je vais pouvoir te faire un grilled-cheese !  »

— Guillaume Vigneault, scénariste

Quand vient le moment de la seconde saison, la pression redouble parce que l’on a attendu les résultats en ondes de la première avant de mettre les ressources pour le développement d’une suite, poursuit Guillaume Vigneault, qui souhaiterait qu’on investisse plutôt en amont. « Et là, tout le monde est dans la bouette, dit-il. Il n’y a pas juste les scénaristes qui pédalent trop fort. La recherche, le casting, tout le monde. On taxe beaucoup de monde pour des économies momentanées. »

Lorsque toute une production attend la livraison d’un scénario pour se lancer dans le tournage, « la pression est forte pour une seule personne », affirme Chantal Cadieux, qui se souvient de ses débuts, lorsqu’on lui signalait pendant qu’elle terminait l’écriture que des gens attendaient à côté de la photocopieuse qu’elle envoie ses textes. « On aime écrire, mais il suffit de cette pression pour que ça bloque parfois, ajoute-t-elle. En développement, on peut encore décaler les choses, mais en production, et je le vis au quotidien, il faut avoir la couenne dure. »

Pour Chantal Cadieux, un crédit adéquat, un cachet approprié, des délais de travail raisonnables, « c’est juste une question de respect ». « Il faut qu’on reprenne de notre pouvoir, affirme-t-elle. Qu’on ne pense pas juste qu’on nous fait l’honneur de jouer nos textes, de nous engager. Parce que sans notre travail, il n’y en aurait pas, de séries. »

Le crédit qui leur est dû

L’encadrement des conditions de travail des auteurs dépend principalement des ententes collectives administrées par la SARTEC. Mais certains paramètres de leur métier sont difficiles à baliser. C’est le cas des fameux délais, qui varient d’une série à l’autre, d’un auteur à l’autre. « Tout est dans la négociation avec les producteurs », nous dit la directrice générale Stéphanie Hénault, qui convient qu’il peut être compliqué de refuser ce qu’un producteur propose, sous peine de voir une occasion passer.

Il arrive parfois qu’une série voie enfin le jour et que la valorisation du travail accompli par l’auteur manque. « Il arrive que des auteurs ne soient même pas invités à la première ou oubliés du wrap party de leur propre série télé, raconte Chantal Cadieux. Quand on parle de burnout ou de dépression, ça ajoute à la lourdeur quand au bout du compte, on n’est même pas nommés. »

Un combat doit parfois même être mené pour que les auteurs fassent partie de la vie économique de leurs œuvres. Quelques producteurs, « pas la majorité », tentent d’obtenir les droits moraux des scénaristes (ce qui retirerait leur nom du projet), un procédé auquel la SARTEC s’oppose. Le syndicat des auteurs « intervient pour qu’il soit rappelé que le crédit d’avoir créé doit être respecté, indique Stéphanie Hénault. On le rappelle aux producteurs, aux diffuseurs, aux journalistes ».

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