Charlesbourg — Sur la route, de retour de l’hôpital sans leur bébé, Pierre-Luc Duchesne et Julie Guillemette n’ont pas dit un mot. Les nouveaux parents ont gardé le silence jusqu’au lendemain matin. Chacun de leur côté, ils ont pleuré. Toute la nuit. Leur petit Roméo, hospitalisé en néonatalogie, ne survivrait qu’un an. Deux, tout au plus. Leur décision a été viscérale : leur fils serait soigné à la maison, entouré d’amour. Jusqu’à sa mort.
« Notre désir de ramener Roméo à la maison a fait sursauter les médecins, mais ils nous ont donné le feu vert. On a eu un cours en accéléré. On pense que, si notre gars est bien, il voudra vivre le plus longtemps possible parmi nous. On le traite aux petits oignons », confie Pierre-Luc, 32 ans.
Né le 8 décembre 2016, Roméo est gravement atteint de mucolipidose de type 2, une maladie héréditaire orpheline observée au Lac-Saint-Jean. Le diagnostic est tombé deux semaines après l’accouchement.
La maladie est caractérisée par un retard de croissance, des anomalies osseuses, une dysmorphie faciale, des difficultés respiratoires et une augmentation anormale de la taille du cœur. En raison d’un dérèglement de certains enzymes, les déchets produits par les cellules s’accumulent au lieu d’être éliminés, ce qui occasionne une surcharge létale. Plus la maladie se déclare tôt, plus l’espérance de vie est réduite.
« C’est incurable, dégénératif. On sait déjà que ça devrait finir par un arrêt cardio-respiratoire, précise son père. Tout ce qu’on peut faire, c’est lui offrir des soins de confort et l’aimer. »
La vie, la vie
La famille habite une modeste maison ancienne, sise en bordure de l’autoroute 73 Nord, avec vue sur les montagnes. L’intérieur est propre, mais surchargé, un brin bordélique. Des jouets d’enfants sont empilés ici et là. Des lingettes, des couches et des bavoirs sont disposés à portée de main. Partout, des bouteilles de gel désinfectant. « Je suis un peu obsédée », admet Julie.
Quand ils rentrent de l’école, Madden, 7 ans, et Myles, 5 ans, déposent leur sac, retirent bottes et manteau et embrassent leur petit frère. Roméo, 3 mois, se réveille à tout coup. Il les suit du regard, bouge légèrement ses petits bras, esquisse un sourire. Le tourbillon suivra, comme tous les jours.
Madden fait voler un avion téléguidé à travers le salon. Myles met de la musique – « connais-tu la chanson du film Les trolls ? » –, renverse un jus par terre. Puis, ils organisent une course chronométrée autour de l’îlot de la cuisine. Au passage, ils contournent la balançoire de bébé, risquent de faire tomber une chaise et bousculent leur chienne Rapide, qui court avec eux.
À travers la fenêtre, la neige de mars qui tombe et les montagnes blanches offrent une ambiance contrastante. « Les frères se chicanent, le chien jappe quand le facteur passe, le chat bondit et disparaît en coup de vent. C’est notre quotidien, et c’est comme ça que Roméo a pris du mieux », dit Julie, en préparant le boire de 17 h.
Roméo est gavé par un tube nasal, toutes les quatre heures. « Il met une heure à consommer 100 ml. Il a déjà bu un peu à la bouteille, mais il a perdu le réflexe. » Elle l’installe confortablement dans son parc, au salon.
Puis, elle vide les boîtes à lunch, lit les mots dans l’agenda, part une brassée de lavage. « J’aime ça quand ça bouge. Quand leur père travaille, les gars testent souvent mes limites. C’est difficile, mais je préfère les avoir tous autour de moi. »
Pierre-Luc est livreur pour un restaurant. Il a des horaires atypiques, travaille souvent de soir. Jusqu’à minuit. L’été, il cumule deux emplois. Il est aussi ouvrier d’irrigation. Ça aide à joindre les deux bouts. « Voulez-vous manger des croquettes ? », demande-t-il en sortant la friteuse. Tous mangeront sur la petite table d’enfant au salon, à la bonne franquette.
Rapide s’est assoupie. Pierre-Luc s’installe dans le gros fauteuil à bascule, prend Roméo dans ses bras. « On se parle sans se parler. Quand il nous regarde, on dirait qu’il sonde l’âme. »
Le répit est de courte durée. C’est l’heure du bain pour les garçons, Roméo compris. « Il adore être dans l’eau chaude, avec ses frères. Ça fera de beaux souvenirs », dit Julie. Les plus vieux jouent, bougent. Les vagues bercent le poupon. La soirée se terminera en pyjama devant un match du Canadien.
Un cadeau pour Noël
Roméo est arrivé à la maison le 23 décembre, juste à temps pour Noël. « On vivait alors des émotions fortes, contradictoires, confie Julie. En fin de grossesse, les médecins avaient suspecté une anomalie, ils parlaient de nanisme, de handicap. Je savais que notre enfant serait différent, mais jamais je n’aurais pensé que sa vie serait menacée. On vivait un gros choc et, en même temps, on célébrait sa présence. On l’a eu dans nos bras toute la soirée. »
Depuis, les parents composent avec des émotions vives, souvent opposées. « On pense à tout ce qu’il ne fera pas, c’est difficile », dit Julie. « C’est un troisième gars ? Vous aurez votre équipe de hockey ! », a lancé une voisine. Roméo ne patinera jamais, il ne marchera jamais. Il n’ira pas à l’école, ni même à la garderie.
« On rage contre la vie, contre ce sort, ajoute Pierre-Luc. Mais on n’a pas le choix et on le vit ensemble, soudés. On fait un travail d’équipe, on reste zen tous les deux. Je crois que Roméo ressent notre énergie. » Certains amis ont déserté, d’autres les prennent en pitié. « On a besoin de compassion, pas de pitié », insiste le papa.
Chaque nouvelle journée, chaque nouveau sourire est accueilli comme un bonus. Julie et Pierre-Luc savent que la vie de leur petit ne tient qu’à un fil. Ils ont bien failli le perdre en février. « Les garçons ont eu la gastro. On a essayé de créer une bulle en les envoyant chez ma sœur Chantal, mais ça n’a pas suffi », dit Julie.
Chez Roméo, le virus s’est transformé en pneumonie. « En arrivant à l’hôpital, les médecins nous ont prévenus : ‟Tenez-vous prêts, ça se peut que ça finisse là.” Ça fesse. On était sur le qui-vive, prêts à tout », raconte Pierre-Luc. Roméo a été hospitalisé huit jours, il a survécu. « C’est un guerrier, un vrai battant. Il nous donne espoir. »
Un air d’été
Roméo a traversé l’hiver, puis le printemps, sans trop de bobos. Il est suivi de près à la clinique de soins palliatifs pédiatriques du CHUL-Québec. Un nouveau médicament a été ajouté à ceux qu’il consomme déjà. « Il était devenu très chigneux. Dès qu’il se réveillait, il se plaignait. Il n’était pas bien », dit sa mère. Maintenant, il va mieux.
Les parents scrutent à la loupe les moindres signes d’inconfort de leur bébé. Julie se fait à l’idée : son bébé n’est plus bien dans ses bras. « Il est mieux dans sa poussette. Des fois, j’essaie de me gâter, mais je n’insiste pas. »
« Roméo a des belles périodes d’éveil. Il est maintenant capable de retenir sa suce. Il essaie d’agripper les jouets qu’on lui présente, se réjouit Pierre-Luc. Sa cousine du même âge s’assoit et mange des morceaux de toasts, mais il ne faut pas comparer. On se fait du mal pour rien. Roméo grandit, il devient un tit-homme. Il est toujours aussi beau, hein ? »
Avec les beaux jours, Roméo profite de balades dans le petit boisé près de la maison, des rayons de soleil sur sa peau pâle. Le médecin a même autorisé la famille à partir au Lac-Saint-Jean, cinq jours. Dans la famille de Pierre-Luc. « Ça change le mal de place. Je travaille sans arrêt. Julie est très fatiguée, je ne sais pas comment elle fait. Elle n’a pas de répit, même la nuit. »
Julie acquiesce. « Même quand la pompe à gavage ne fonctionne pas, je continue de l’entendre dans ma tête. J’ai 40 ans. Ma mère célèbre son 60e anniversaire, mais je me sens plus vieille qu’elle ! J’ai quand même une énergie que je ne soupçonnais pas. Roméo ne manque de rien, c’est ce qui compte. »
La peur du vide
Toujours occupée, Julie a peur du vide. « Je sais que tout va s’arrêter soudainement. Du jour au lendemain, Roméo ne sera plus là. On souhaiterait qu’il meure ici, mais j’ai peur. Si je vois son petit lit, est-ce que je vais toujours y penser ? »
Ils préfèrent s’en tenir au présent. « Le 8 de chaque mois, on souligne l’anniversaire de Roméo. Je lui fais un massage », confie Julie. Chaque célébration est une petite victoire sur le temps qui passe vite, beaucoup trop vite.