La créativité

J’ai entendu cette chose plusieurs fois : un artiste dit tout ce qu’il a à dire entre 25 et 35 ans. Après cela, il ne fait que répéter, en mieux ou en pire, les idées qu’il a livrées durant cette décennie.

On pourrait débattre pendant des jours de cette croyance. Et de toutes les questions inhérentes. Comment expliquer que certains artistes cessent d’être créatifs très tôt dans leur carrière et que d’autres continuent de l’être jusqu’à leur trépas ?

Je ne vous apprendrai rien en vous disant que notre obsession de la jeunesse nous amène à croire que les artistes perdent leur élan créatif quand ils deviennent vieux. On aime appliquer cela dans d’autres sphères. J’ai encore en mémoire la déclaration du patron d’une agence de publicité bien en vue de Montréal, il y a quelques années : il n’embauchait pas de directeur artistique de plus de 40 ans.

Quelle connerie ! Comme si la créativité était liée à l’immédiateté des choses, à ce qui est dans « l’air du temps ».

Rien ne saura combattre la fougue et la séduisante témérité de la jeunesse. Mais on oublie trop souvent que la créativité est aussi une affaire d’expérience. À quoi ça sert de pondre des idées à la chaîne si celles-ci ne tiennent à rien ?

Cette réflexion sur la durée de vie de la créativité, je l’ai eue ces derniers jours en écoutant le nouveau disque de François Cousineau intitulé Mémoires. Grâce au défi lancé par sa fille Geneviève, le compositeur, arrangeur et chef d’orchestre a enregistré à 80 ans son premier disque de piano solo. Étonnant de quelqu’un qui s’adonne à cet instrument depuis la tendre enfance !

Je m’attendais à toutes sortes de choses de la part du compositeur à qui l’on doit quelques-unes des plus belles musiques du répertoire québécois, sauf au résultat que j’ai découvert.

Je lui ai dit cela lorsque je l’ai eu au téléphone. Ça lui a fait très plaisir.

Ne pas être là où on t’attend tout en continuant d’être pertinent, voilà le propre de la créativité. Et voilà ce que souhaitent atteindre les artistes tout au long de leur vie. Ça et la pérennité.

Voilà donc que le compositeur de L’homme de ma vie, T’es belle et Ma mère chantait s’est installé devant son piano, a sorti de son banc des partitions qu’il avait commencé à noircir de notes il y a plusieurs années et s’est mis au travail. « Depuis des décennies, je compose des musiques pour des chansons. Là, ce fut différent. Tu te rends compte lorsque tu es au deuxième couplet, et que tu n’as pas de paroles, qu’il faut que tu fasses autre chose. Ce fut tout un défi. »

Après des mois de labeur, il a gravé 11 pièces dotées d’une signature certaine et d’une grande intériorité. Aériennes, mélancoliques, ces œuvres habitent votre demeure dès les premières mesures. On tente de trouver des influences : Satie, Debussy, Philip Glass, Dustin O’Halloran, Craig Armstrong… Mais il faut se rendre à l’évidence : ces musiques appartiennent à son créateur.

Il ne fait aucun doute que ce disque saura combler les admirateurs d’Alexandra Stréliski ou de Jean-Michel Blais, même si François Cousineau se défend d’avoir fait ce disque dans la foulée de l’engouement dont la musique pianistique jouit en ce moment. « Pour moi, ce n’est pas une question de courant, mais de coup de cœur. Ce qui était important, c’était d’être authentique. Tu ne peux pas faire du remplissage avec ce genre de musique. »

C’est l’oncle de François Cousineau, Robert (Bob) Cousineau, pianiste de Jacques Normand, qui a transmis au jeune homme l’amour du piano. « Il jouait parfois chez nous. Je me mettais à côté de lui et je le regardais faire. Ça venait me chercher au plus haut point. »

Entre l’âge de 7 et 12 ans, il a eu la chance d’avoir comme professeure sœur Paul-Omer, de la congrégation des Sœurs des Saints Noms de Jésus et de Marie, à Sherbrooke. « Elle croyait en moi et me faisait participer à toutes sortes de concours que je gagnais. »

Toute sa vie, il aura été fidèle à cet instrument. « Oui, je répète régulièrement, mais je ne suis pas un soliste. Le piano a toujours été un instrument parmi tant d’autres pour moi. J’ai toujours fait de la musique en groupe. »

J’ai demandé à François Cousineau s’il a déjà eu peur de perdre sa créativité. Sa réponse fut sans équivoque. « Non ! Il faut se mettre des défis. Dans ce cas-ci, j’ai été porté par l’envie de créer des pièces qui se tiennent et qui ont une âme. J’ai pris plaisir à mettre des notes qui déchirent, car je trouve que les humains sont décevants en ce moment. Pas les dauphins et les baleines, mais les humains, oui. Mon disque parle de cet inconfort-là. »

L’expérience de composition a été à ce point satisfaisante que François Cousineau ressent le besoin de faire un autre disque le plus tôt possible. « Mais ce qui me rendrait vraiment heureux, c’est que mes pièces soient enseignées dans les écoles. De savoir qu’une jeune de 12 ou 14 ans apprend une de mes œuvres me comblerait. »

Au fond, c’est peut-être l’irrépressible désir de la pérennité qui maintient le muscle de la créativité souple et agile.

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