Le clin d’œil de Stéphane Laporte

La baleine à bosse voulait voir la ville à bosse.

francophonie canadienne

En Alberta, le Campus Saint-Jean est menacé

L’ancien premier ministre albertain Ralph Klein en parlait comme du secret le mieux gardé de l’Ouest. Fondé en 1908, le juniorat Saint-Jean, devenu une faculté de l’Université de l’Alberta en 1977, occupe depuis plus de 100 ans une place incontournable dans la francophonie albertaine, canadienne et internationale.

Seul établissement postsecondaire francophone en Alberta, le Campus Saint-Jean forme les enseignants, juristes, chercheurs, infirmières, organisateurs communautaires, fonctionnaires qui font une différence dans leur communauté et répondent aux besoins des francophones en Alberta et à travers le pays.

Celles et ceux qui ont franchi les portes du Campus savent combien son rôle est essentiel ; grâce à sa chorale et à son théâtre, à son offre de cours allant des sciences aux arts de la scène, à sa bibliothèque, il permet aux étudiants des 1er et 2e cycles de vivre en français et de savourer les cultures francophones au quotidien, chose précieuse dans une province au visage anglophone aussi affirmé que l’Alberta. Or, ce milieu de vie essentiel au rayonnement du français est aujourd’hui menacé.

Les compressions répétées du gouvernement albertain fragilisent l’ensemble du secteur public et des universités, mais ont une incidence particulière sur l’avenir du Campus Saint-Jean. Aux réductions du financement des établissements postsecondaires de 4,7 % annoncées en décembre, d’autres de 8,5 % se sont ajoutées lors du dernier budget de février.

Résultat : le Campus fait face à un déficit de plus de 1,5 million de dollars. Sur l’ensemble du budget d’une province, ce montant représente une goutte d’eau ; pour le Campus, c’est ce qui fait la différence entre continuer d’offrir des programmes diversifiés et être sous respirateur artificiel.

Avant même la COVID-19, répondre aux demandes du gouvernement provincial signifiait déjà pour le Campus une asphyxie presque certaine, dont la réduction de 44 % de son offre de cours, soit l’équivalent de 180 cours. Et pourtant, ces compressions arrivent à un moment où, hormis l’incertitude causée par la pandémie, le Campus Saint-Jean a le vent dans les voiles.

Une population étudiante croissante

Alors qu’un climat de répression des droits linguistiques a marqué l’histoire de l’Alberta, anéantissant presque l’éducation en français, les choses ont changé avec l’arrêt Mahé de 1990, qui a permis aux francophones de prendre le contrôle de la gestion scolaire au primaire et au secondaire. Depuis, les écoles francophones se sont multipliées sur le territoire. Parallèlement, le bilinguisme a tellement gagné en popularité que les programmes d’immersion peinent à répondre à la demande. Depuis 2014, le Campus a donc vu sa population étudiante croître de 40 % pour atteindre aujourd’hui près de 1000 personnes. Et même ces effectifs ne suffisent pas aux besoins des écoles et du milieu professionnel, qui comptent sur une main-d’œuvre bilingue et sensible aux enjeux de la francophonie pour servir le public. Plutôt que de soutenir cette croissance par un financement adéquat, le gouvernement de l’Alberta l’étouffe par des compressions.

Contrer l’insécurité linguistique

Les premiers touchés sont les étudiants qui verront l’offre de cours réduite et des programmes disparaître, des pertes qui avait une incidence négative sur leur sécurité linguistique. Les recherches ont montré qu’il faut des foyers francophones forts comme le Campus pour apaiser l’insécurité linguistique et permettre aux jeunes bilingues de résister à l’attrait de l’unilinguisme anglais.

Devant le manque d’offre, beaucoup seront tentés de tout abandonner et de poursuivre leur formation en anglais, portant un dur coup à la vitalité de la francophonie albertaine. Mais le recul du Campus menace aussi un autre segment de sa population étudiante. En effet, depuis les dernières décennies, l’Alberta accueille une population internationale et immigrante francophone, venue notamment de l’Afrique, qui enrichit et dynamise la francophonie albertaine, valant à la province la plus grande croissance francophone hors Québec. Cette francophonie plurielle est particulièrement présente au sein du Campus et elle compte sur lui pour sa formation.

Une recherche dynamique menacée

Au fil du temps, le Campus a lutté pour devenir une faculté universitaire de renom, accueillant des chercheur·es de partout à travers le monde qui enseignent en français et diffusent le fruit de leurs recherches dans les deux langues officielles. Plusieurs professeur·es du Campus ont mené des études ayant fait connaître les francophonies de l’Ouest – pensons ici aux travaux du politologue Edmund Aunger sur les droits linguistiques, cités devant les tribunaux dans la cause Caron.

Plus récemment, le Campus a réussi à attirer dans ses rangs des chercheur·es dynamiques dont les travaux contribuent à l’avancement des connaissances à l’échelle nationale et internationale : développement durable, bilinguisme et droits des minorités linguistiques, santé et bien-être, immigration francophone, politique canadienne et internationale, etc.

Or, plutôt que d’encourager cette effervescence scientifique, les compressions mettent en péril le renouvellement du corps professoral et précarisent les conditions essentielles à l’avancement et à la diffusion des connaissances, freinant ainsi la recherche en français et au profit des francophones.

Une solution pérenne

L’éducation postsecondaire dans une langue minoritaire coûte plus cher et nécessite des mesures équitables offrant des chances égales à celles et ceux qui contribuent à la vitalité de la dualité linguistique canadienne. Appuyer la francophonie – un objectif avoué de la Politique en matière de francophonie du gouvernement de l’Alberta – implique la reconnaissance de dépenses supplémentaires inhérentes à l’existence même d’un écosystème francophone comme le Campus Saint-Jean : soutien d’une vie étudiante en français, traduction de documents, postes administratifs adaptés au contexte linguistique et culturel.

En tant que membres de la communauté académique du Campus Saint-Jean, de l’Université de l’Alberta et d’ailleurs, nous demandons au gouvernement de l’Alberta de prendre en considération la réalité particulière du Campus en le finançant adéquatement. Nous interpellons également le gouvernement fédéral pour qu’il puisse jouer son rôle de leader en matière de langues officielles. La survie de la seule institution postsecondaire francophone en Alberta en dépend.

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