Réforme du registre d’indemnisation des victimes d’actes criminels

Québec va trop vite, déplorent des organismes

Québec — Des organismes d’aide aux victimes d’actes criminels demandent au gouvernement Legault de retarder l’étude de la réforme du régime d’indemnisation des victimes d’actes criminels (IVAC), qui s’ouvre mardi, y décrivant un chantier complexe, réclamé de longue date, mais qui ne doit pas être analysé dans la précipitation.

Louise Riendeau, coresponsable des dossiers politiques au Regroupement des maisons pour femmes victimes de violence conjugale, souhaite que Québec ralentisse la vitesse à laquelle il s’apprête à livrer le projet de loi 84, déposé en décembre par le ministre de la Justice, Simon Jolin-Barrette. L’étude du projet de loi débutera ce mardi en commission parlementaire avec l’ouverture de consultations particulières.

« C’est un projet de loi qui a 190 articles, qui sont complexes et qui sont écrits aussi de façon assez complexe quand on n’est pas juriste. Le projet de loi a été déposé avant Noël, il y a eu les vacances des Fêtes et là, on est en commission parlementaire. On n’a pas pu faire les analyses et les échanges avec nos membres. C’est vraiment dommage, parce que c’est une réforme qui est attendue depuis longtemps », déplore celle qui accueille plusieurs aspects de la réforme avec enthousiasme.

Tout comme elle, la présidente du conseil d’administration de l’Association québécoise Plaidoyer-Victimes, Arlène Gaudreault, estime que les délais sont trop courts pour bien analyser le projet de loi.

« Ça nous rend inconfortables. […] On apporte des changements qui sont majeurs et ce qui nous préoccupe, c’est qu’on n’aura pas le temps de les examiner à cause de la complexité de la loi. On a écrit au ministre pour lui demander de reporter l’étude du projet de loi pour nous donner plus de temps », affirme-t-elle.

Des « mégareculs »

Dans une lettre ouverte publiée lundi dans Le Soleil, l’avocat spécialisé en indemnisation de victimes d’actes criminels et ex-ministre de la Justice Marc Bellemare dénonce le fait que le projet de loi « chamboule tout et cache d’immenses reculs par rapport aux mécanismes d’indemnisation actuels ».

« Il s’agit d’un mauvais projet de loi, manifestement réducteur, inutilement complexe, conçu sans consultation des groupes de victimes sur le terrain, des organismes dédiés à leur défense et des avocats spécialisés en la matière. »

— Marc Bellemare, avocat spécialisé en indemnisation de victimes d’actes criminels et ex-ministre de la Justice

En entrevue avec La Presse, MBellemare donne en exemple que le projet de loi 84 prévoit que « les sans-emploi victimes d’actes criminels n’aient pas d’indemnité financière » du régime de l’IVAC. À l’heure actuelle, explique-t-il, « si tu es un papi à la retraite, un étudiant ou un chômeur, que tu n’as pas d’emploi au moment où tu es agressé et que tu n’es plus capable de fonctionner [après le crime], ils vont donner une indemnité aux deux semaines au salaire minimum ».

« Ça fait 42 ans que je suis là-dedans et chaque fois que je lis le projet de loi, j’y trouve des surprises », déplore MBellemare.

Autre exemple, ajoute-t-il dans sa lettre ouverte, « les personnes qui se qualifient actuellement comme victimes parce qu’ayant été confrontées traumatiquement à la scène de crime ne se qualifieraient pas en vertu du projet de loi et sa nouvelle définition, fort restrictive, de scène intacte. Ce serait notamment le cas des femmes et enfants traumatisés par la scène d’horreur à la Grande Mosquée de Québec, le soir du 29 janvier 2017, reconnus à titre de victimes par le [Tribunal administratif du Québec] ».

La notion de « faute lourde »

Pour sa part, Julie Desrosiers, professeure titulaire à la faculté de droit de l’Université Laval et coprésidente du Comité sur l’accompagnement des victimes d’agressions sexuelles et de violence conjugale, souhaite que le projet de loi 84 stipule noir sur blanc que « la notion de faute lourde ne s’applique pas aux victimes d’agression sexuelle et de violence conjugale ».

« La notion de faute lourde a été définie par la jurisprudence comme étant une situation où une victime a un comportement qui dénote une insouciance grossière et complète de la conséquence des actes qu’elle pose. Dans l’ancienne loi, on écrivait clairement qu’une personne ne peut demander une indemnisation si, par sa faute lourde, elle a contribué à la survenance de l’acte criminel », explique Mme Desrosiers.

« Quand on écrit ça, ce à quoi on pense, c’est quelqu’un qui est membre d’une organisation criminelle. Un membre d’un groupe criminel ne peut pas dire qu’il a été victime d’un acte criminel. »

— Julie Desrosiers, coprésidente du Comité sur l’accompagnement des victimes d’agressions sexuelles et de violence conjugale

Or, « la notion de faute lourde, en pratique, a parfois été utilisée pour refuser d’indemniser une victime d’agression sexuelle qui se serait rendue chez son agresseur en sachant que c’était une personne qui pouvait avoir des comportements violents, ou une victime de violence conjugale qui, sachant que son ancien conjoint était violent en buvant, passe néanmoins la soirée à boire avec lui ».

« La direction de l’IVAC a émis une directive à l’interne en 2017 que la notion de faute lourde ne pouvait être employée pour refuser une demande dans le contexte d’une agression sexuelle. Mais [cette directive] n’existe pas pour la violence conjugale », explique Mme Desrosiers.

Abolition d’une liste souvent dénoncée

Dans le projet de loi 84, le ministre Simon Jolin-Barrette propose également l’abolition de la liste des infractions admissibles au régime d’indemnisation des victimes d’actes criminels, ce qui est reconnu par les intervenants interviewés par La Presse comme une importante avancée.

« Fonctionner avec une liste de crimes, c’est sûr qu’on va échapper quelque chose. Ça crée des injustices. Éliminer ça, pour moi, c’est un grand pas en avant », estime MMadeleine Lemieux, ex-bâtonnière et auteure d’un rapport d’experts sur la modernisation de l’IVAC qui avait été déposé au gouvernement du Québec en 2008.

Selon elle, « la très grande majorité des recommandations du rapport se trouvent dans le projet de loi », alors que le régime doit être revu, n’ayant pas fait l’objet d’une réforme depuis près de 50 ans. Les lacunes du régime de l’IVAC ont abondamment été soulignées depuis des années, notamment par la Protectrice du citoyen.

Mais selon l’avocat Marc Bellemare, le ministre de la Justice « aurait pu ajouter tout ça à la loi actuelle avec un simple amendement de cinq ou six lignes. Ça aurait fait la job ».

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.