Les penseurs en vacances

Frédérique Bernier, la pensée de l’étrange

La géographie intellectuelle du Québec est en pleine redéfinition. Alors que le monde littéraire prend une pause estivale, notre collaborateur Jérémie McEwen vous présente des essayistes qui pensent le Québec de demain. Aujourd’hui, Frédérique Bernier, lauréate du prix essai du Gouverneur général 2020 et professeure de littérature, qui réfléchit à l’étrange et à l’angoissant.

J’ai passé sept ans de ma vie à côtoyer Serge Bouchard. Une fois par mois, pour chroniquer à son émission C’est fou, j’allais vivre ce que le Québec entier vivait en l’écoutant, et même le Canada français d’un océan à l’autre en vérité, mais j’avais ce rare privilège de vivre ça en personne : la voix, l’homme, le regard du grand sage. Pas dans la radio, en direct devant moi, la voix que tout le monde connaissait s’incarnait, vivait, soufflait, accueillait.

L’expérience fondamentale de la pensée de cet homme, puisqu’il était avant tout un penseur, était celle du réconfort. Réconfort devant la souffrance, qu’il connaissait bien trop intimement, puis réconciliation avec les impasses de la vie et de l’histoire, qui font partie du code génétique même de la philosophie, qui aime souvent se présenter comme une préparation à la mort, par là rendue moins inquiétante.

Je discutais l’an dernier avec le coanimateur de l’émission, Jean-Philippe Pleau. Je lui faisais part de ce questionnement que j’avais : est-ce que la pensée doit réconforter ou confronter ? Lire un essai, écouter une émission comme C’est fou, est-ce que ça devrait nous mettre un sourire au visage, nous faire vivre, à la limite, ce petit frisson de bien-être et de fonte avec les choses, ou au contraire, ça devrait nous donner la trouille, nous montrer ce qui nous dépasse et nous dérange, plutôt que de tenter de lisser la vie ? Je n’ai toujours pas résolu cette question, elle me hante, depuis de nombreuses années, comme le fantôme de Serge Bouchard hantera sans doute mon esprit jusqu’à ma mort.

Le petit essai de Frédérique Bernier, Hantises, primé du très convoité prix du Gouverneur général cette année, répond ceci. Lire n’a pas à nous sécuriser, en tout cas pas nécessairement. Lire peut nous traverser, comme un fleuve, nous déstabiliser, lire peut (ou doit, le verbe variait lors de notre conversation à l’ombre des saules du parc Jarry) nous faire vivre l’expérience de quelque chose de plus grand que soi, sans que cela soit rassurant.

Lire et écrire, en un mot penser, sont des ouvertures vers l’étrangeté inquiétante du monde, celle qui nous a été révélée à tous en mars 2020, alors que son livre paraissait justement, pendant que ce qui nous était le plus familier, comme l’épicerie et l’aréna de hockey, devenait soudainement tout autre.

Cet été, alors que nous vivons un semblant de retour à la normale, le ton d’angoisse qui nous a tous traversé les tympans résonne encore, les figures rassurantes n’ont pas réussi à tout gommer les incertitudes, et les idées de Frédérique Bernier portent loin.

Hantises est un livre court, mais compliqué. Son autrice ne cherche pas à être comprise de tous, et paradoxalement, ça m’a fait du bien de trouver ma lecture difficile. Quand elle fait lire Burqa de chair, de Nelly Arcan, à des élèves au cégep Saint-Laurent, ou encore Mayonnaise, d’Éric Plamondon, elle aime aussi que les élèves soient déstabilisés, qu’ils peinent à suivre. Il ne faut pas chercher à tout comprendre, certaines choses nous passent au-dessus de la tête, mais soudain cette idée nous accroche, celle par où lire est justement abandon, refus du sentiment de maîtrise, écoute de ces voix qui nous traversent. « Faut que ça me dépasse, sinon, à quoi ça sert de lire ? Suffirait de parler », lance-t-elle comme ça, en regardant au loin dans le parc.

Combien d’entre nous voient les vacances estivales comme devant nous reposer, pour mieux revenir au travail par la suite ? Cette logique d’efficacité vacancière passe à côté de l’essentiel, dans le monde de Bernier. Quand elle regarde l’eau, dans le Bas-du-Fleuve où elle aime écrire, elle se laisse voler en éclats, non pas pour être apaisée par la nature, justement, mais plutôt pour en être défaite. La logique de l’efficacité, au centre de tant des préoccupations contemporaines, en pandémie ou pas, perd de sa pertinence, devient risible même, quand il est question d’arbres, d’art et d’amour.

Notre expérience du monde n’est pas un roman, n’est pas une thèse, n’est pas un programme politique. La narrativité de nos vies, ce que nous nous racontons sur nous-mêmes pour faire sens de ce que nous sommes, n’est pas linéaire, alors pourquoi diantre en faire ainsi dans les livres ?

Bernier vit, écrit et lit dans le fragmentaire, dans l’incomplet et l’imparfait, dont l’expérience partagée est rencontre de solitudes, salutaire.

Cerner le sujet d’une vie humaine, ça sonne creux, non ? Alors pourquoi un essai devrait-il toujours répondre à cette question ? Quand elle commence à écrire, elle ne sait pas où ça la mènera, parce que « le sujet est lié à l’écriture elle-même ». Je n’ai pas osé le lui dire, mais j’ai pensé à Janette Bertrand, qui invitait les femmes du Québec à écrire l’histoire de leur vie. J’ai senti dans sa pensée une invitation à non seulement lire des essais, mais aussi en écrire, pour voir dans quelles contrées étranges nos pensées nous mèneront.

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