Enquête sur les CHSLD

« On a fait peu de cas des milliers de morts »

Des experts dénoncent le manque de données, sur la ventilation notamment, qu’ils mettent en cause dans l’« hécatombe » de la première vague

Plus d’un an et demi après le début de la pandémie, le Québec ne dispose toujours pas de données sur l’état de la ventilation dans les CHSLD, constatent deux experts témoignant à l’enquête publique de la coroner qui se penche sur les décès survenus en CHSLD durant la première vague de COVID-19, au printemps 2020.

« On a fait beaucoup de cas de la ventilation dans les écoles. Mais on n’a jamais parlé de la ventilation inadéquate dans les CHSLD. C’est un problème important », affirme le Dr Réjean Hébert, professeur à l’École de santé publique de l’Université de Montréal.

Questionné à savoir si la ventilation dans les CHSLD est un problème au Québec, le Dr Quoc Dinh Nguyen, gériatre et épidémiologiste au CHUM, répond qu’il n’a « pas accès à ces données ». « C’est d’ailleurs un problème qu’on n’ait pas accès à ces données-là. »

Les deux hommes témoignaient lundi devant la coroner Géhane Kamel, qui entame le dernier volet de son enquête nationale sur des décès en CHSLD durant la première vague du printemps 2020. Du 1er novembre au 3 décembre, la coroner entendra une quarantaine d’experts à Québec et à Shawinigan pour comprendre « la gestion par les autorités ministérielles » de cette crise.

Décision tardive

Le Dr Nguyen a raconté que, dès janvier, un article dans le New England Journal of Medicine laissait croire que le virus de la COVID-19 pouvait se transmettre par des personnes asymptomatiques. Au Québec, la reconnaissance de cette transmission s’est faite plus tard, en mars, note le spécialiste. Ont suivi les recommandations du port du masque de procédure en CHSLD et par la population.

Tout en réitérant ne pas vouloir juger des décisions prises dans l’urgence, le Dr Nguyen a évoqué le « principe de précaution » voulant que « quand on ne sait pas, on est plus [prudent] que pas assez ». Il a aussi souligné qu’en temps de pandémie, il ne faut pas attendre « des études randomisées, contrôlées, bien faites, parfaites, avant de prendre une mesure ».

Les autorités étaient bombardées de nouvelles informations, reconnaît le Dr Nguyen. Mais on « gérait en fonction de l’équipement sur place plutôt qu’en fonction des besoins scientifiques », déplore-t-il.

Le Dr Nguyen a raconté avoir été alarmé d’apprendre, le 31 mars 2020, que 400 milieux de vie pour aînés comptaient un cas de COVID-19. Mais très peu de données existaient à ce moment-là sur ces cas.

« C’est impossible de gérer une pandémie sans données. »

— Le Dr Quoc Dinh Nguyen, gériatre et épidémiologiste au CHUM

Sans blâmer directement les dirigeants, le Dr Nguyen constate que la première vague a été gérée essentiellement de Québec alors que ce sont Montréal et Laval qui étaient touchés. « Donc, c’est sûr que quand la tête est à un endroit alors que les besoins sont à un autre, il y a une certaine déconnexion, et je pense que ça a pu jouer sur la vigueur, la rapidité des décisions scientifiques », dit-il.

« Âgisme systémique »

Environ 10 % des patients de CHSLD et de milieux d’hébergement pour aînés sont morts durant la première vague de COVID-19 au Québec. Une véritable « hécatombe », qui s’explique notamment par le piètre état du réseau avant la pandémie et par la gestion de la crise par le gouvernement, selon Réjean Hébert

Pour lui, la pandémie a révélé « l’âgisme systémique » qui sévit au Québec. « On a fait très peu de cas de ces milliers de morts chez les personnes âgées. On n’a pas vu de mouvement Old Age Matters. On n’a pas vu de démission de ministre. On n’a pas vu de limogeage de directeur d’établissement. »

« Même les wokes ne se sont pas insurgés pour critiquer cette hécatombe chez les personnes âgées. On est restés indifférents. »

— Le Dr Réjean Hébert, professeur à l’École de santé publique de l’Université de Montréal

Le DHébert a rappelé que le Québec a été de loin la province canadienne ayant présenté le plus fort taux de décès durant la première vague de COVID-19.

Même avant la pandémie, les CHSLD « étaient négligés », selon le Dr Hébert.

Dans ses recommandations, il plaide entre autres pour une « priorisation des soins à domicile » et pour l’imposition de normes fédérales, dont de ratio de personnel, dans les CHSLD. Le Dr Nguyen croit pour sa part que l’ensemble du réseau de la santé devrait être vu par l’entremise d’une « lentille aînés ».

Un médecin « traumatisé »

Professeur à l’Institut des hautes études internationales et du développement de Genève et médecin omnipraticien à l’Hôpital général juif, le Dr Vinh-Kim Nguyen a travaillé aux CHSLD Vigi Mont-Royal et Marie-Victorin lors de la première vague. Il dit avoir été « traumatisé » par ce qu’il a vu. Il a avancé que certains patients ont été placés sous protocole de détresse respiratoire alors qu’ils « n’avaient pas à se rendre jusque-là ». « Ils auraient pu être soignés. Je reste là-dessus », a-t-il déclaré. Le Dr Nguyen a parlé de l’immense détresse des soignants qui travaillaient d’arrache-pied à soigner les patients alors qu’il fallait décider à qui donner de l’oxygène ou des solutés.

L’audience se poursuit mardi avec le témoignage, notamment, du brigadier général Timothy Arsenault, des Forces armées canadiennes, et du président sortant de l’Association des médecins gériatres du Québec, le Dr Serge Brazeau. Le directeur national de santé publique, le Dr Horacio Arruda, sera entendu le 11 novembre.

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