LE ROI DU SCOOP

Quarante ans de couverture parlementaire. Plus de 12 000 textes publiés, dont au moins 2000 en première page de La Presse. Armé d’un simple téléphone, Denis Lessard a terrorisé plusieurs générations de politiciens, qui avaient des sueurs froides lorsqu’ils voyaient s’afficher son numéro. Mesdames et messieurs les politiciens, vous pouvez faire la fête : le roi du scoop tire sa révérence. Un portrait de Katia Gagnon et de Martin Tremblay

LA MACHINE LESSARD

Janvier 2016. Le premier ministre Philippe Couillard est dans la suite d’un hôtel de Sainte-Foy. Il y rencontre, tour à tour, les députés qui vont entrer au Saint des Saints du Conseil des ministres. Au beau milieu de l’opération ultrasecrète, le téléphone de celui qui est le bras droit du premier ministre, Charles Robert, sonne.

La secrétaire, au bout de la ligne, a la voix blanche.

« Lessard est ici », lance-t-elle.

Denis Lessard, l’homme à qui aucun secret ne résiste, a découvert le lieu de rencontre de Couillard et de ses futurs ministres. « J’ai eu le nom de l’hôtel, je me suis dit : “Ils ne sont sûrement pas au deuxième sous-sol”. J’ai visé les suites, en haut », raconte-t-il en riant.

Charles Robert, lui, ne rit pas. « Il écumait les étages pour voir où on remaniait. Une vraie machine. » L’adjoint du premier ministre sait que le journaliste n’a qu’un seul tweet à envoyer pour que l’armada journalistique débarque à l’hôtel.

Une entente se conclut entre les deux hommes. Le journaliste part, contre la promesse de révélations sur l’identité de quelques ministres en fin de journée.

« Je l’ai complètement sous-estimé. Quand je l’ai appelé le soir, il avait 75 % du Conseil des ministres. »

— Charles Robert, ex-bras droit du premier ministre Couillard

Denis Lessard confirme. « Je ne me fiais pas à lui, alors j’ai passé la journée à faire des téléphones ! »

Le lendemain, La Presse a publié la composition du futur Conseil des ministres. Lessard a réussi à dévoiler l’identité de 27 des 28 ministres. Un seul oubli : Rita de Santis, qui détenait le portefeuille mineur de l’Accès à l’information.

La machine Lessard avait frappé. Encore une fois.

Un missile Scud au téléphone

L’homme que tout le monde désigne simplement par son nom de famille sur la colline Parlementaire a passé 40 ans à publier ce que les politiciens auraient bien voulu cacher. Son numéro de téléphone sur un afficheur faisait immanquablement grimper le rythme cardiaque de l’appelé.

« Quand je voyais son téléphone s’afficher, c’est comme si je m’apprêtais à être frappée par un missile Scud, raconte l’ex-ministre Louise Harel. Quand il aborde une question, c’est le missile qui tombe toujours au bon endroit : là où ça fait mal. »

« Son nom provoquait la terreur », résume l’animateur et ex-chef de l’Action démocratique du Québec Mario Dumont, qui a été le sujet d’une biographie signée Denis Lessard. « Ça faisait tellement capoter le monde quand je disais qu’il écrivait un livre sur moi et que je participais ! Le monde disait : “T’es en dessous d’une guillotine et on entend le son de la corde qui lâche !” »

« Le nom de Denis Lessard a provoqué à Québec pendant des décennies la production de litres de sueurs froides, et ce, dans tous les partis politiques », renchérit l’ex-chef du Parti québécois Jean-François Lisée. Les péquistes avaient même mis au point ce qu’ils appelaient « l’alerte Lessard ».

« Ça voulait dire qu’il était en train de reconstituer un débat, au caucus, au Conseil des ministres, et qu’il entamait sa ronde d’appels. Le premier appelé devait envoyer l’alerte. »

— Jean-François Lisée, ex-chef du PQ

Des appels. Beaucoup d’appels. C’est le premier secret du succès de cet as de la manchette. « Le téléphone, c’est l’arme des timides », résume-t-il lui-même. Enfermé dans son bureau comme un ours dans sa tanière, cerné de toutes parts par des piles de papiers, il faisait en moyenne une centaine d’appels par jour. Tous les jours. Les trois lignes de son téléphone, en plus de son cellulaire, ne dérougissaient jamais. « Il est rare que je puisse parler cinq minutes à quelqu’un sans que ça sonne. »

Les numéros de téléphone du tout-Québec, il les a collectionnés au fil des ans, dans ce vieux programme informatique qui date des années 90 et qu’il a transféré non sans peine d’un ordinateur à l’autre. Combien de numéros dans ce bottin, Lessard ? Le programme indique 4000 entrées. Mais une entrée peut comporter plus d’un numéro de téléphone. Le téléphone au bureau, au domicile, le cellulaire, le chalet, et même les membres de la famille des élus, des hauts fonctionnaires, des groupes de pression, nommez-les, Denis Lessard les a. Avec la date de naissance de chaque personne, dont plusieurs recevront un appel le jour de leur anniversaire.

Ces centaines d’appels chaque jour, ça donne en général des semaines qui tournent autour de 60 heures. « J’ai toujours eu un rapport assez particulier avec le travail, dit Lessard. Quand j’étais jeune, j’étais commis chez Provigo, mon délégué syndical m’avait pogné dans le coin en me disant : “Hé, le jeune, tu travailles ben trop !” »

Et il a « trop travaillé » toute sa vie, soirs et week-ends compris. « Denis, c’était ma bouée de sauvetage, résume celui qui a été son patron pendant plus de 15 ans, Éric Trottier. Parfois, je l’appelais, et je lui disais : “On n’a pas grand-chose demain.” Généralement, il soupirait et il raccrochait. Et il me rappelait, une heure plus tard, avec une manchette. »

Et une fois que Denis Lessard tenait une nouvelle, pas moyen de la lui faire lâcher, témoigne Charles Robert. « Je n’ai jamais vu quelqu’un d’aussi compétitif, d’aussi féroce sur un exclusif », dit-il. Lors d’un voyage en Allemagne à la fin des années 80, le journaliste met Robert Bourassa dans l’embarras en posant une question avisée dans un scrum. Dans le vol du retour, Bourassa s’assoit à côté de lui et plaide sa cause, dans le but d’atténuer la nouvelle. « Il n’a jamais bronché, se souvient Ronald Poupart, chef de cabinet de Bourassa. Quand il voulait écrire, il écrivait ! Il ne reculait jamais. »

Une manchette de Denis Lessard, « ça faisait ou défaisait la journée au complet. Encore aujourd’hui ! Et sous tous les partis ! », ajoute l’ex-chef de cabinet de Jacques Parizeau, Jean Royer.

Le petit gars de Vanier

Issu d’un milieu modeste, Lessard entreprend des études universitaires en psychologie, puis bifurque vers le journalisme. Il travaille d’abord comme fonctionnaire, chargé des communications, mais à la fin des années 70, quand un poste de documentaliste s’ouvre à La Presse canadienne, il postule. Quitte à couper son salaire en deux. Sa seule question à Pierre Tourangeau, qui dirige à l’époque le bureau de la PC : « Est-ce que je vais pouvoir écrire des textes ? » Tourangeau accepte.

« Denis Lessard, c’est un gars de la Basse-Ville de Québec qui est monté en Haute-Ville, résume le journaliste Tommy Chouinard, qui a travaillé à ses côtés pendant 15 ans et lui a succédé comme chef de bureau de La Presse à Québec. Il s’est battu pour faire sa place. »

Un an plus tard, un poste de journaliste en bonne et due forme s’ouvre à Ottawa. Il part pour la capitale fédérale et y reste six ans. « C’était un gars qui plaçait la barre très haut. Un travailleur infatigable. Pour les deux autres qui travaillaient avec lui, disons que c’était tout un défi ! », se souvient Pierre « Piton » April, son chef de bureau à Ottawa.

Puis, en 1987, un poste s’ouvre au bureau de Québec de La Presse. Denis Lessard a un concurrent : celui qui est aujourd’hui chroniqueur politique au Devoir, Michel David. La Presse opte pour Lessard. « Et ils ont fait le bon choix ! », lance le chroniqueur, 32 ans plus tard. En rétrospective, David estime que son concurrent de l’époque a poussé tout le monde vers le haut à la tribune de la presse.

« Il nous a tous forcés à être meilleurs. »

LA TECHNIQUE LESSARD

Nous sommes en 2004, et ça brasse au caucus du Parti québécois. Les discussions tenues à huis clos se retrouvent régulièrement étalées dans les pages de La Presse. Plusieurs en sont convaincus : Denis Lessard a fait poser des micros dans la salle. Il faut les trouver, font-ils valoir avec insistance à la présidente du caucus, Agnès Maltais.

« Je n’ai jamais cru aux micros. Mais j’ai fait toutes les recherches nécessaires pour démentir les micros », raconte Mme Maltais, qui avait été épaulée par une députée du caucus, ancienne détective privée. 

« Devant les médias, je niais que je faisais enquête, mais en réalité, je l’ai faite, l’enquête. »

— Agnès Maltais, ex-députée péquiste

Les députés péquistes n’ont pas été les seuls à soupçonner que le journaliste avait installé des micros dans des endroits stratégiques. Tous les partis y ont cru, tant le journaliste rapportait avec précision les échanges au caucus et même au Conseil des ministres.

Eh non, Denis Lessard n’a jamais suivi directement ou indirectement l’exemple de Jacques L’Archevêque, journaliste de Radio-Canada qui s’était caché sous la table, masqué par la nappe, pour enregistrer une conversation entre René Lévesque et des diplomates étrangers.

Il utilise sa propre technique, souvent imitée, jamais égalée. « Il part avec une hypothèse qu’il essaie de faire valider. Il multiplie les appels, pose des questions qui ont l’air innocentes, mais lui, il sait où il s’en va, relate l’ex-ministre Diane Lemieux. Il pouvait reconstituer complètement une réunion à huis clos avec des fonctionnaires. Il avait tout ! À tel point qu’on se demandait : coudonc, il était-tu dans la salle ? »

Le lancer du filet

À coups d’appels téléphoniques répétés, Lessard lance ses filets. « À la fin d’un appel, les gens étaient persuadés qu’ils n’avaient rien dit. Mais tous ces gens qui ne disaient rien, ensemble, ça faisait une reconstitution parfaite de l’événement », explique Louise Harel.

« Le transcript des caucus était régulièrement dans le journal », se rappelle aussi l’ex-ministre libéral Jean-Marc Fournier, qui en restait baba chaque fois. « Il pouvait t’appeler pour une date, savoir qui était là, bref, un détail. Ça montre l’ampleur de la démarche de recherche », dit Jean-Claude Rivest, ancien chef de cabinet de Robert Bourassa.

Et le journaliste a des sources absolument partout. « À une époque, le ministère des Finances, je rentrais là facilement. Je connaissais bien du monde », dit-il, sourire en coin. Louise Harel avait eu la surprise de le croiser, dînant avec la secrétaire de son cabinet… qui prenait sa retraite.

« Après la sortie d’une nouvelle, j’ai fait venir dans mon bureau trois personnes de trois ministères différents, qui n’étaient pas d’accord sur un dossier. Avec les trois, j’ai commencé la conversation en disant : je le sais que tu as parlé à Lessard. Les trois ont dit oui ! Comment tu veux contrôler l’information après ça ? », dit en rigolant Jean Royer, ex-chef de cabinet de Jacques Parizeau.

Une fois que son interlocuteur répond, la technique Lessard se déploie. Cet homme timide, à la voix douce, qui vouvoie tout le monde, peut avoir l’air inoffensif.

« Il ne parle pas beaucoup, et ça te force à parler. Quand il y a un blanc de 15 secondes, tu as tendance à vouloir le remplir. »

— Charles Robert, ex-bras droit de Philippe Couillard

Lessard aborde souvent l’interlocuteur en évoquant un élément personnel. « La première fois que je lui ai parlé, en 1995, j’étais directeur des communications à l’hôpital Notre-Dame, raconte Jacques Wilkins, qui a été au cabinet du premier ministre Bernard Landry. Je lui avais dit que je ne pouvais pas lui parler parce que j’allais à l’aréna avec mon fils. Le lendemain, il me rappelle, première question : votre gars a-t-il gagné ? »

« Il a développé des relations personnelles avec beaucoup, beaucoup de monde à Québec. Il prend des nouvelles des enfants, des parents, des malades, des déménagements », raconte son fils Philippe, devenu lui aussi journaliste à La Presse.

Mais Lessard pouvait aussi être brutal. « Ouais, c’est Lessard », aboyait-il souvent en appelant ses collègues, qui voyaient parfois la ligne leur être pratiquement raccrochée au nez. « Quand il t’appelait avec une information, il te prenait toujours par surprise et pouvait être assez intimidant, raconte l’animateur et ex-ministre Bernard Drainville. Il arrivait avec son info, qui était parfois vraie, parfois fausse, mais ça te plaçait toujours dans une position où toi, tu devais lui donner de l’information. Il créait toujours un rapport de force en sa faveur. »

Drainville, qui l’a aussi connu comme concurrent à la tribune de la presse, a cependant toujours admiré l’entêtement de Denis Lessard à ne pas suivre la meute journalistique, qui court souvent après les mêmes sujets. « Il n’y a rien de plus facile que de suivre la meute. Lui, il n’a jamais fait ça. Il a toujours suivi sa propre voie. »

« Fouetter égal »

Au bout du compte, Denis Lessard a trouvé des centaines de scoops. Dans les archives, sa production publiée en page A1 – en une du journal – donne le vertige : il lui est déjà arrivé de publier quatre textes en une ! Il a écrit sur tout : il a provoqué des démissions de ministres, annoncé le départ de premiers ministres, révélé la teneur de discussions confidentielles au Conseil des ministres, de mesures budgétaires, de dissensions cruciales dans des caucus. Il se rappelle particulièrement cette série de textes sur des entreprises proches de Bernard Landry, qui se livraient à du lobby sous le manteau. Les reportages ont mené à l’adoption de lois plus sévères sur les liens entre lobbyistes et politiciens.

Évidemment, on n’écrit pas autant de textes sans faire des erreurs et sans créer des rancœurs tenaces. Après un de ses articles, l’ex-ministre Yves Duhaime s’est fait vivement prendre à partie par le député libéral Thomas Mulcair. Duhaime, furieux, a poursuivi La Presse, qui a été contrainte de s’excuser.

Chose certaine, le chasseur de primeurs a mis dans l’embarras tous les partis, sans exception. « Il appelait ça “fouetter égal”, relate Tommy Chouinard. Et c’était très important pour lui. » C’est effectivement ce qui rend Lessard le plus fier. « Je pense que jamais personne n’a pu dire : Lessard, c’est un péquiste ou Lessard, c’est un libéral », dit-il.

Et dans quelques jours, cette bête politique prend sa retraite. « Mais qu’est-ce que tu vas faire ? », s’étonnait Jean-François Lisée lors d’une récente conversation avec lui. Après que Lessard lui a dit qu’il aurait davantage de temps pour lire – sa seconde passion avec la musique classique – et aller au cinéma, Lisée est demeuré sceptique.

« Oui, je comprends, a-t-il répliqué, mais qu’est-ce que tu vas faire le deuxième mois ? »

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