Chronique

Napa : oubliez 2020, peut-être 2019, et bien des millions

« Je suis dans un hôtel à Napa. Le feu grossit à vue d’œil. Il est rendu à 4 km de la maison. »

C’est Patrice Breton qui est au bout du fil, un Québécois producteur de vins de Napa, célèbre région vinicole de Californie, au nord de San Francisco. Sa maison actuelle et une partie du vignoble sont dans le secteur de St. Helena, au nord de la ville de Napa, embrasé depuis dimanche. Et sa future maison, du moins celle qu’il était en train de construire, est à Calistoga, encore un peu plus au nord, aussi menacé.

La situation est critique.

Lundi, une des plus grandes tables de la région, The Restaurant at Meadowood, trois étoiles Michelin, au cœur d’un grand centre de villégiature, a été rasée. En quelques jours, l’incendie appelé Glass Fire – parce qu’on baptise les brasiers – a fait trois morts et des dizaines et des dizaines de millions en dommages.

Quand je suis allée en reportage en Californie il y a 10 jours, j’ai parlé à Patrice Breton, des vins Vice Versa, un entrepreneur québécois de la techno parti de Longueuil pour aller faire du vin à Napa, que je connaissais pour l’avoir rencontré pour un papier en 2016. À cette époque, il commençait sa lancée, rentable depuis trois ans, un tour de force dans le marché hyper compétitif des grands crus.

Il y a 10 jours, il m’a expliqué que la fumée des incendies, pas encore rendus aussi près que maintenant pourtant, l’avait déjà obligé à jeter tout son raisin.

« J’ai finalement décidé de déclasser tous les vignobles touchés par la fumée, m’avait-il expliqué. Cela représente environ 95 % de ma production. Désolant, mais c’est la bonne décision. »

Mardi, au téléphone, il m’a confirmé la perte de revenus potentiels : 9 millions de dollars américains.

Mais sa réputation, m’explique-t-il, sa marque, vaut ça.

En 2017, il avait aussi été obligé de jeter une partie du raisin à cause des incendies. La fumée laisse un arrière-goût au vin. À l’époque, pertes de revenus potentiels de 1,5 million.

Cette année, c’est pratiquement tout qui a été mis de côté, après analyse du raisin dans un laboratoire canadien, parce que les Américains étaient débordés.

Donc dans l’avenir, ne cherchez pas du Vice Versa 2020, ça n’existera pas.

Il y aura du 2018 et du 2019, du 2021, espère le producteur, parce que les vignes résistent bien au feu. Gorgées d’eau, elles ne font pas partie des végétaux qui flambent à rien, comme tant d’arbres et broussailles desséchés par le manque de pluie et les grandes chaleurs causés par le réchauffement climatique qui alimentent actuellement les brasiers, aidés du vent.

Ce qui est le plus vulnérable, explique Patrice Breton, ce sont les structures bâties.

Les maisons des producteurs, les chais.

Les caves où sont rangés les vins sont généralement à l’abri, explique le producteur. La fumée et le feu ne les atteignent pas. Les bouchons protègent le vin en plus.

Le drame, cette année, c’est que la vinification se fait en ce moment, après les vendanges. Donc dans la région, bien des jus ne sont pas encore embouteillés ni mis en baril pour le vieillissement.

Eux sont touchés par le feu et la fumée.

Cela dit, malgré tout, Patrice Breton demeure optimiste. « C’est ça, l’agriculture. En Champagne, parfois, ils perdent tout à cause de la grêle ou du froid. Ça fait partie de nos hauts et nos bas. »

La première partie de 2020 s’est bien passée pour son entreprise, qui commercialise ses vins directement aux amateurs de crus prêts à payer entre 250 $ et 450 $ la bouteille. « Et ça se vend comme des petits pains », dit-il. Et on sait que le confinement a profité aux ventes de vin.

Patrice Breton a déjà vu un de ses crus à 1600 $ dans un restaurant, son cabernet sauvignon Magnificent Seven. Cela dit, il vend peu aux restaurateurs et donc toutes les fermetures imposées par le virus ne l’ont pas affecté.

Il pense pouvoir bien vendre ses vins de 2018 et de 2019, embouteillés et bien entreposés à une vingtaine de kilomètres de la zone incendiée.

« Nous sommes en position forte néanmoins puisque notre production a augmenté de 50 % en 2018 et 30 % en 2019 avec 50 000 bouteilles », dit-il. Ça devrait permettre de générer un bon revenu.

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Philippe Melka, œonologue et viticulteur lui aussi, est moins confiant.

L’augmentation des ventes de vin amenée par le virus touche surtout les vins bon marché, dit-il, pas les grandes bouteilles comme celles produites dans la région actuellement en flammes ou menacée par le feu.

Il est clair, selon celui dont la maison a été à moitié détruite dans la nuit de dimanche à lundi, dont la maison destinée aux amis a totalement brûlé, mais dont le chai a survécu – « il est tout en métal » – croit que le millésime 2020 sera déclassé par toute la région et probablement aussi 2019. « On va peut-être perdre nos vins en élevage », explique-t-il.

« En plus, une grande partie des ventes se fait maintenant », poursuit le vigneron. Les collectionneurs de grands vins sillonnent la région et achètent directement.

Cette année, ça n’arrivera pas.

« Roulez ici, on dirait une zone de guerre », raconte-t-il.

Les incendies continuent, de façon agressive vers l’ouest, explique le Bordelais devenu Américain, qui promet « de voter pour la bonne personne, ne vous inquiétez pas ». On ne sait pas quand ça s’arrêtera.

Pour le moment, la liste des grandes maisons de vin détruites ou très affectées est déjà longue. Le San Francisco Chronicle en a fait une première liste : Behrens, Newton – qui appartient à LVMH – Burgess Cellard, Castello di Amorosa – un château spectaculaire très visité – Hourglass, Boswell, Fairwinds, Tofanelli, Sterling, Sherwin, Hunnicutt…

***Et au moment de publier, les incendies n’étaient toujours pas maîtrisés.***

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