Perdre sa mère, c’est anxiogène

Un des drames que redoutent tous les immigrants, c’est celui de se faire annoncer au téléphone qu’un proche parent est décédé sans avoir eu le temps de saluer son départ. Quand les parents vieillissent et commencent à être fragiles, chaque appel provenant du pays devient anxiogène.

Ces dernières années, ma femme a assisté à mes nombreuses crises de panique causées par le coup fil d’un membre de ma famille qui n’a pas tenu compte du décalage horaire. Chaque fois, je sortais de mon sommeil en redoutant le pire, avant de me recoucher bien content de découvrir que c’était une fausse alerte. Malheureusement, le coup de téléphone tant redouté est tombé cette semaine. Ma mère, cette orpheline de naissance aux yeux tristes qui a passé sa vie à essayer de sauver tous les enfants vulnérables, est décédée. C’est un passage que je redoutais particulièrement, car elle était au centre de notre grande famille, l’aimant sur lequel venaient se coller les vulnérables petits morceaux de métal qui avaient besoin d’ancrage.

Je suis certain que tous ceux qui lisent ce texte ont en tête l’image d’un aimant, ou d’une « aimante », dont le départ a laissé un grand vide dans leur famille. Quand une telle personne disparaît, c’est comme si le fait de tirer sur un seul fil défaisait entièrement, une maille à la fois, ce bon vieux tricot si confortable qui nous tenait au chaud et que l’on croyait éternel.

Dans chaque famille, il y a de ces matriarches sans lesquelles rien ne sera plus comme avant. Ce pilier central, ce sont celles dont le cœur réchauffe bien davantage que le feu dans la cheminée. Celles qui brillent comme l’étoile à la tête de nos sapins généalogiques et sans qui la fête, malgré toutes ses bougies, ses guirlandes, ses ampoules colorées et sa boustifaille, perdrait très certainement de sa lumière.

Ma mère, qui était de ces personnes centrales, racontait d’ailleurs souvent cette petite histoire sur le sujet : « Il était une fois un jeune homme qui se préparait à aller en voyage. Avant de quitter, sa grand-mère lui remit un petit bâton et le somma de casser le bout de bois. Ce que le petit-fils réussit à faire sans grand exploit. La grand-maman de lui demander ensuite combien de membres comptait la famille. Le jeune répondit qu’ils étaient neuf frères et sœurs. La grand-mère sortit neuf bouts de bâtons identiques au premier, les attacha ensemble avec un fil et demanda au jeune homme de casser le paquet. Quand elle réalisa que malgré toute la force déployée, le costaud n’arrivait pas à briser le petit paquet, elle lui dit : “Où que tu sois mon petit-fils, tu dois toujours te souvenir que c’est aussi ça, une famille !” »

Aujourd’hui, je réalise plus que jamais que ma mère représentait ce fil qui attache solidement les petits bâtons pour les garder ensemble. Il faudra, après son départ, travailler très fort pour empêcher cette dispersion des bouts de bois qui les rendrait plus vulnérables.

J’ai souvent discuté de ce sujet avec des amis qui m’ont raconté à quel point le deuil de leur maman avait provoqué des bouleversements incommensurables dans leur vie. C’est ce qui m’arrive maintenant, car la simple perspective de dormir dans notre maison familiale sans la présence de maman me glace le cœur.

Depuis que la nouvelle est tombée, je sens remonter en moi des pages de mon enfance dans les nuits sombres de ma région natale, lorsque le simple fait d’entendre la voix de maman apaisait mon anxiété. Tous ceux qui ont connu ce douloureux passage savent à quel point il est déstabilisant pour un être humain.

« Je vais finalement arriver un peu trop tard, maman. J’avais acheté mon billet, mais te sachant très malade, je savais que pour cette fois, le Nescafé du Canada que tu aimais tant ne pourrait pas te faire sourire. J’ai raconté quelques fois dans ces pages, mais aussi dans un livre, combien tu étais une des personnes les plus généreuses et sensibles aux drames humains de la Terre. Au nom de tous les vulnérables à qui tu as consacré temps, argent et soutien, merci ! Merci de m’avoir enseigné que le bonheur entrait dans une personne à la hauteur de l’ouverture qu’il aménage dans son cœur pour les autres. Merci de m’avoir fait comprendre qu’il est préférable d’aider discrètement dans la pénombre pour préserver la dignité de celui qui reçoit ! Depuis ton départ, quand l’angoisse envahit mon cœur, j’écoute les paroles du poète et chanteur N’diaga M’baye sur la vie, la mort et l’importance de rester humble dans notre bref passage sur cette Terre. Bien longtemps après sa mort, les mots de ce grand poète soignent encore mon être dans ce qu’il a de plus profond. S’il est vrai, comme le disaient les anciens qu’un humain n’est vraiment mort que lorsque les vivants l’ont oublié, tu resteras aussi longtemps dans les cœurs et dans les livres. Repose en paix, ma chère maman ! »

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