Espagne

Les rêves s’échouent à Ceuta

Ils font peur à l’Europe, sont instrumentalisés par le Maroc, mais ne sont poussés que par le désespoir. Dix mille migrants se sont jetés sur l’enclave espagnole pour échapper à une extrême pauvreté, exacerbée par l’arrêt presque total du tourisme et des échanges commerciaux en temps de pandémie. Plus de 7000 adultes ont déjà été raccompagnés à la frontière. Restent les mineurs qui ne peuvent être rapatriés qu’à la condition d’être remis à leurs familles. Plus de 1500 d’entre eux sont pris en charge par la Croix-Rouge.

Même leurs rêves ne sont pas ceux d’enfants de leur âge. Ils n’espèrent ni aventure ni exploit, ils ne veulent battre aucun record et n’osent imaginer que le monde puisse changer.

Leur ambition, c’est la survie ; et quand ils évoquent l’avenir, c’est au lendemain qu’ils pensent. Zakaria nous dit qu’il a 14 ans, Ismaël, 13 ans ; ils paraissent plus jeunes encore. Les deux amis déambulent dans les rues de l’enclave espagnole de Ceuta, fatigués, effrayés, mais pas encore désespérés. Deux bruns à la silhouette fluette, aux joues rebondies et imberbes, deux petites vies parmi les 10 000, dont 1500 mineurs, comptabilisées par la Croix-Rouge espagnole depuis les arrivées massives du Maroc le lundi 17 mai.

Ce matin, un passant leur a offert un café au lait et une baguette de pain. Ils dévorent et sourient. « Au moins, ici, il y a à manger. Au Maroc, on a faim », dit Ismaël, assis sur un trottoir. Ils portent les mêmes pulls, l’un violet, l’autre rouge. Ils ne parlent que l’arabe et c’est un grand, Youssef, 22 ans, qui traduit en français. Le récit qu’ils déroulent d’un ton grave raconte leur bravoure. Leur inconscience, aussi. Zakaria et Ismaël viennent de Martil, une cité balnéaire au nord-est de Tétouan, région marocaine dont la fragile économie reposait, jusqu’à une date récente, sur la contrebande des produits non taxés vendus à Ceuta. Fin 2019, la fermeture, sur décision du Maroc, du poste-frontière dévolu à ces échanges longtemps tolérés a plongé dans la pauvreté les populations de Tétouan, Tanger et Fnideq.

Élevé par sa mère, orphelin de père, Zakaria a été quelques années à l’école puis a travaillé dans une fabrique d’aluminium. Il a vu son grand frère partir et réussir à atteindre Séville, d’où il parvient parfois à envoyer de l’argent. C’est l’exemple qu’il veut suivre. Ismaël, lui, a grandi auprès d’un père handicapé, sans emploi. Chez lui aussi les enfants ont été encouragés à partir, loin, en Europe, là où, peut-être, ils trouveront un travail et une existence plus facile.

Pour l’instant, les deux garçons ne connaissent que la peur. Depuis Martil, ils ont marché 30 kilomètres en bord de route, rejoints par des milliers dans un exode improvisé où ils n’ont rien pu emporter. « Tout le monde disait que c’était ouvert et qu’on pourrait passer » explique Zakaria. La plupart fuient la misère ; certains, parmi les plus jeunes, ont suivi la foule comme on s’embarque dans une aventure. Quelques-uns ont même cru une rumeur selon laquelle les stars du foot Ronaldo et Messi étaient à Ceuta.

Selon des bénévoles espagnols, des trajets en bus auraient été organisés par les autorités marocaines pour conduire les volontaires jusqu’à la frontière, où les portes grillagées ont été ouvertes du côté marocain. De là, encore quelques dizaines de mètres à parcourir, puis il faut soit contourner le haut grillage espagnol construit sur une digue de rochers allant jusqu’à la mer, soit se jeter à l’eau.

« Nous avons nagé après avoir enlevé nos vêtements. Nous sommes arrivés de l’autre côté quasiment nus. Là, on nous a donné des habits secs. Il y avait beaucoup de monde, des grands, des femmes et même des bébés. »

— Ismaël

Agrippés à des bouteilles en plastique en guise de bouées, beaucoup ont nagé avec leurs enfants sur le dos, parfois repêchés de justesse par les plongeurs de la garde civile. Des nourrissons avec leur mère – l’un d’eux n’avait que 2 semaines –, des petits de 4 ans, 6 ans, 10 ans…

Les porte-parole des associations humanitaires locales déclarent n’avoir jamais été témoins d’une arrivée aussi importante et avec des mineurs si jeunes. « Dans les premières heures, lundi, précise l’un d’eux, 90 personnes passaient par minute : 99 % de Marocains, très peu de Subsahariens. » La population de Ceuta – 84 000 habitants – a découvert au lever du jour des milliers de personnes éparpillées dans la ville, assises dans les jardins publics, sur les marches de la cathédrale, le long de la plage de Tarajal. « Les gens ont vraiment eu peur, confie un policier. Les commerces sont restés fermés plusieurs heures, les familles n’osaient plus sortir de chez elles. Mais il n’y a pas eu d’actes de délinquance. »

Devant la détresse des arrivants, beaucoup se sont mobilisés. Daniela et Sonia, 18 et 21 ans, ont apporté de la nourriture et des couvertures à des garçonnets croisés près de chez elles. « On a vu l’un d’eux pleurer, on ne pouvait pas rester sans rien faire », expliquent ces étudiantes. La Croix-Rouge espagnole mobilise ses équipes nuit et jour pour accueillir, soigner et nourrir les mineurs qui le souhaitent et ceux que la police leur amène.

Devant ces hangars vétustes, des femmes espagnoles d’origine marocaine viennent s’enquérir de la présence de fils de familles amies restées au Maroc. Fatima montre la photo d’un petit de 10 ans ; sa mère, à Fnideq, ne sait pas où il est. Pour aider à retrouver ces enfants, la ville autonome de Ceuta a mis en place un numéro de téléphone qui a reçu plus de 4000 appels de parents inquiets.

Zakaria et Ismaël préfèrent rester cachés dans la rue ; ils redoutent d’être expulsés s’ils se rendent dans un des centres provisoires mis à disposition par la région. L’Espagne, pourtant, ne renvoie vers le Maroc, après vérification, que les mineurs qui le demandent et ceux que leurs familles recherchent. Les autres sont placés sous la tutelle du département des mineurs et envoyés dans des foyers d’accueil. Zakaria et Ismaël ne veulent pas le croire : ils manquent d’informations et se méfient de tous. Ils racontent les coups de la police marocaine et craignent autant les uniformes espagnols, auxquels ils associent les membres de la Croix-Rouge. Ils répètent : « Nous ne rentrerons pas chez nous. » Leurs parents les auraient encouragés à partir. Ils rechignent à parler de leurs familles ; elles sont derrière eux, tout comme l’enfance. Leur objectif est de rejoindre le continent européen par leurs propres moyens. Les dangers d’une vie clandestine sans abri ne les font pas renoncer. Ils parlent de la Hollande, de la Suisse, de la France. « Là-bas, il y a des droits, on sera en sécurité », affirment-ils, regards déterminés et bouilles de gosses. Ismaël glisse : « Peut-être qu’on sera adoptés par une famille française… »

La journée continue ; ils errent, mendient, achètent des sandwichs et des chips. Ils nous conduisent sur un terrain vague, près du port. C’est là qu’à la nuit tombée les deux copains s’allongent et dorment quelques heures. L’emplacement est stratégique, à quelques mètres du quai d’où partent les embarcations à destination d’Algesiras, le plus proche point d’entrée sur le continent européen. Pour accéder au port, il faut escalader, sans se faire voir, de hautes grilles surmontées de fil barbelé, puis se dissimuler dans un camion qui sera chargé le lendemain sur un ferry. Ils sont nombreux à tenter ce passage risqué, avec peu de succès. Certains auraient réussi, et cela suffit à encourager les autres.

Dans le centre-ville de Ceuta, quelques jours après le début des arrivées et alors que le Maroc a refermé sa frontière, des dizaines d’enfants restent encore à la rue, livrés à la violence des plus grands, parfois là depuis plusieurs mois. Les anciens volent les nouveaux arrivants, et des guerres entre bandes éclatent.

Nous croisons Ayoub, Souleymane, Hamza, Abdoullah. Ils ont 13 ans et décrivent la dureté de leur quotidien au Maroc, les carences du système scolaire et l’impossibilité de trouver un travail. « On a entendu dire que le futur en dehors du Maroc, c’est beaucoup mieux », conclut l’un d’eux. Aussi cruel et redoutable qu’il puisse paraître, l’exil leur semble l’unique solution. Les voilà « mineurs isolés », au début du voyage, sans qu’ils mesurent les périls encourus sur la route et, s’ils arrivent jusque-là, ceux qu’ils découvriront dans les rues de Madrid, Paris ou Amsterdam.

La crise diplomatique dont ils se retrouvent otages leur est étrangère. Ils ignorent que la frontière a été ouverte au Maroc en représailles de la décision de l’Espagne de faire hospitaliser sur son territoire Brahim Ghali, le secrétaire général du Front Polisario, mouvement de lutte pour l’indépendance du Sahara occidental. La politique, dont ils sont le jouet, ne pèse pas lourd face à leur détresse.

Le 23 mai, à Ceuta, plus de 7000 personnes, principalement majeures, avaient été raccompagnées au Maroc, lors de procédures dites « à chaud » permises par la Cour européenne des droits de l’homme depuis 2020. Zakaria et Ismaël, eux, dorment encore dans la rue, près de ces bateaux, promesse de jours meilleurs. Leurs visages sont las. Ils jouent avec un ballon, jonglent avec des pommes, essaient de s’amuser et se raccrochent au plus solide, leur amitié.

Soudain, des sirènes, le vrombissement d’un fourgon, des policiers qui courent. Les garçons fuient, si vite que les agents ne peuvent pas les rattraper. Nous ignorons ce qu’ils sont devenus.

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