Opinion Jean-François Chicoine

La politique du vêlage

Le désir d’enfant est légitime, incontournable même, mais il dévore. Sa ténacité est parfois incompatible avec la dignité humaine.

Depuis 2004, le nombre d’enfants nouvellement adoptés à l’étranger a diminué en proportion équivalente à l’accroissement statistique des enfants conçus par mères porteuses hors frontières.

Comme l’eau, le désir d’enfant s’infiltre. La morale, les doctrines et les lois lui conviennent, à condition qu’elles n’entravent pas son évacuation et, par-delà, son soulagement, voire sa déviance : le droit à l’enfant.

Les chercheurs internationaux estiment que la gestation par procuration a récemment accusé une augmentation qui dépasse largement les 1000 %. 

Abnégation, oui, on porte un bébé pour une sœur, un frère ou des amis, mais surtout, industrie, chiffrée à 2 à 3 milliards de dollars américains par année.

Des femmes, parmi les plus pauvres et les plus isolées du monde, sont ainsi condamnées à s’oublier et à oublier leurs familles pour sortir d’impasses reproductives. Elles sont accouchées sans humanité et plus vite privées d’un lien avec le nouveau-né que si on le destinait à l’abattoir.

Si louer des utérus, sponsoriser des fœtus, préméditer des abandons et brouiller des vies avant même qu’elles ne soient vécues est une perspective qui vous dégoûte, c’est que vous n’avez pas flairé la bonne affaire.

Dans le catalogue, il faut entre 50 000 et 120 000 $ pour recevoir un bébé des États-Unis.

Vous imaginez la marge de bénéfices ?

Un petit 20 000 $ suffirait pour un préemballage en Inde, une aubaine à saisir considérant que le gouvernement indien s’apprête à légiférer incessamment sur la marchandisation de ses pondeuses.

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Déjà des adolescents adoptés ou issus d’une procréation assistée par ovule ou sperme anonyme nous consultent chaque semaine, ma collègue et amie travailleuse sociale Johanne Lemieux et moi, pour soulager une sorte de « trou de passoire », quand ils vivent un passage à vide dans l’édification de leurs repères identitaires.

L’OMNI (« objet manquant non identifié ») est capable de les pousser vers la détresse ou la dépression.

Les jeunes se forgent un point de vue sur le « beau geste » de leur conception. Quand, de surcroît, la narration de leurs origines laisse supposer une fraude ou de l’immoralité chez leurs parents d’intention ou les médecins, avocats ou religieux les ayant monétisés, ils se révoltent ou s’effondrent.

On ne peut pas construire une famille saine sur une fausse « belle histoire », même si la fiction veillait à apaiser la souffrance d’adultes en mal d’enfant ou cruellement infertiles.

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Je relisais De l’amour et autres démons, le roman de García Márquez. Pour lutter contre l’écœurement du monde, rien de mieux qu’un féodalisme improbable dont la laideur console. On se dit que notre paysage moral n’est pas si abominable finalement.

Enfermée au couvent, répudiée et agressée, la jeune Servia María se fait exorciser par le père Tomás de Aquino de Narváez. Quelques pages plus loin, le curé est trouvé noyé dans un puits par un sacristain, tandis que la petite s’entête toujours à griffer ceux qui tentent de l’approcher.

Je suis au bout de mon sang quand mon attention est captée par la télé restée ouverte : aux infos, j’apprends, avec vous, qu’un député fédéral libéral d’arrière-ban compte présenter en mai un projet de loi aux Communes afin de décriminaliser la rémunération des mères porteuses.

L’élu, il est possédé, ou quoi ?

Vite, crions, crachons, ressortons nos crucifix !

Peut-on imaginer un projet de loi privé plus libertarien ?

« Les mœurs ont changé », qu’il déclare, M. Housefather. Des parents potentiels regrettent « sur le tard » leurs années fertiles. Des hommes épousent maintenant des hommes. Bref, l’ordre biologique canadien ne suffirait plus, et il faudrait y voir.

Sous la gouverne du député de Mont-Royal, le Centre Rockland n’aurait qu’à se faire pépinière de mères porteuses.

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« Mères porteuses »

Pas « maternité de substitution », la maternité ne pouvant qu’être entière afin de bien se projeter sur un enfant à imaginer. Ni non plus « gestation pour autrui », expression trop anomique, le fœtus n’étant pas qu’un projet pour quelqu’un d’autre.

Le petit dans le ventre, il entend, il bouge, il goûte, il se prépare intelligemment à devenir une personne dotée de droits. Peu importe d’où proviennent les gamètes, qu’il soit promis à une autre mère que celle à laquelle son cordon est rattaché, le fœtus n’est pas un Objet, il est un Sujet en devenir à partir du moment où la femme qui le porte décide, c’est son corps à elle, ou a la chance, de le conduire vers la vie extra-utérine.

La mère de l’enfant, sa première mère, advenant qu’elle s’en sépare à la naissance ou plus tard dans son existence, c’est celle qui l’abrite dans son ventre, point. Du dedans, il sait reconnaître les chansons qu’elle lui chante, elle est sa « mère sensorielle ».

Certains enfants peuvent avoir plusieurs mères, des mères mitochondriales, génétiques, porteuses, d’intention, d’accueil et même adoptives. Ces mères peuvent exister en même temps ou successivement ou n’apparaître que dans leurs rêves. De l’une d’elles, ils décideront de faire leur maman, « ma-man », ou pas, s’ils n’ont qu’un, ou plutôt deux papas pour se construire.

Sur ces questions, les enfants sont « lousses », ils cherchent avant tout de la sécurité, de l’amour, de la coopération, des aventures et une famille à laquelle s’identifier.

Dans la réforme documentée et réfléchie du droit de la famille proposée par le juriste Alain Roy, des balises novatrices sont proposées pour encadrer la procréation médicalement ou artisanalement (arroseur à dindes, par exemple) assistée ainsi que l’éventualité d’une mère porteuse pour des parents d’intention dans le respect de l’intérêt supérieur de l’enfant.

En fonction des temps, des cultures, des consensus sociaux, une variété de projets de vie émergent, hybrides, mais viables.

La seule préméditation qui se voit universellement répudiée par des organismes éclairés, comme l’UNICEF ou le Service social international, est celle qui fait commerce des mères et des enfants.

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« C’est une situation complexe, c’est quelque chose sur lequel il va falloir qu’on se penche, il va falloir évidemment qu’on écoute les différentes perspectives », ajoute Justin Trudeau à la vomissure de son député.

Le féminisme cosmétique du premier ministre n’en est pas à son premier costume, mais il est ici en porte-à-faux avec la Convention des Nations unies sur les droits de l’enfant.

Les trois quarts des échanges commerciaux du Canada ont lieu avec les États-Unis. À trop forcer sur l’ALENA, le gouvernement Trudeau se modèlerait-il sur un voisinage où enfants et femmes enceintes se vendent sur l’internet, puis se revendent (la pratique du rehoming, par exemple) dans des foires d’adoption ?

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Ma pratique professionnelle en enfance internationale a fait de moi l’un des pédiatres nord-américains ayant examiné le plus d’enfants plus ou moins trafiqués.

Le mal étant fait, tandis que la loi opère, le travail de notre équipe est de légitimer l’illégitime afin de donner un statut authentique à l’enfant ballotté.

De nous assurer de valider l’autorité parentale auprès du petit, de ses parents d’intention ou d’autres. D’outiller, de magnifier leurs compétences en identifiant des facteurs de protection. De nourrir la filiation, malgré la marchandisation des origines.

Et de nous opposer vivement à toute politique de vêlage.

« Vade retro, Satana ! »

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