Soins de fin de vie

Aide médicale à mourir inc.

Avec les hôpitaux qui débordent, les maisons de soins palliatifs qui n’ont pas toujours de place et un intérêt croissant des Québécois pour l’aide médicale à mourir, un complexe funéraire de la Montérégie offre depuis quelques semaines un forfait « clés en main » aux patients qui veulent mourir dans son salon d’exposition. Une nouvelle pratique qui pourrait se répandre.

UN DOSSIER D’HUGO PILON-LAROSE

Soins de fin de vie

« Ici, c’est clés en main »

Saint-Jean-sur-Richelieu — Le commerce de la mort, le propriétaire du complexe funéraire Haut-Richelieu, Mathieu Baker, connaît bien. Représentant la quatrième génération à diriger l’entreprise familiale, il a mis en marché ce printemps une nouvelle offre « clés en main », contre environ 700 $, pour ses clients qui font une demande d’aide médicale à mourir et qui veulent passer de vie à trépas à même le salon d’exposition. Une première au Québec, affirme-t-il.

Cette pratique émergente suscite l’étonnement et des interrogations auprès des professionnels qui gravitent dans les soins de fin de vie. « On ne force personne », affirme l’homme d’affaires, qui précise que le montant déboursé par les clients sert à louer la salle, et non à payer pour l’aide médicale à mourir, une pratique couverte par l’assurance maladie. Il admet que sa propre mère était sous le choc quand elle a appris la nouvelle formule offerte par son fils.

« Elle ne m’a pas parlé pendant un mois. Elle n’était pas d’accord. Que son fils fasse ça dans l’entreprise familiale, c’est venu la chercher », admet-il alors que nous le rencontrons avec son équipe à son complexe funéraire, en Montérégie.

Depuis l’entrée en vigueur de la Loi concernant les soins de fin de vie, le nombre de soins d’aide médicale à mourir administrés est en constante augmentation au Québec. Il y en a eu 63 en 2015-2016 et 3663 en 2021-2022. La Commission sur les soins de fin de vie estime que le retrait du critère de fin de vie de la loi en 2020 et de celui de mort naturelle raisonnablement prévisible au Code criminel en 2021 a accéléré cette tendance.

Marie-France Renaud, conseillère aux familles au complexe funéraire, a constaté que des clients qui préparaient leurs préarrangements funéraires, parce qu’ils anticipaient de demander l’aide médicale à mourir, envisagent désormais de recevoir le soin ailleurs qu’à l’hôpital ou à leur domicile. Josée Poissant, dont le père a reçu ce soin ultime à l’hôpital (une expérience que la famille n’a pas appréciée), lui a suggéré de louer sa salle à ceux qui voudraient le faire au salon funéraire.

« On était un peu frileux au départ, parce que ça peut paraître opportuniste pour un salon funéraire, mais honnêtement, notre approche envers les clients est toujours faite dans un état de bienveillance. »

— Marie-France Renaud, conseillère aux familles au complexe funéraire

L’entreprise invite depuis Mme Poissant à donner des conférences au deuxième étage pour démystifier l’aide médicale à mourir.

Un moment intime

Quelques heures avant notre entrevue, le DRichard Dumouchel, médecin de famille depuis 35 ans, s’est présenté au complexe funéraire Haut-Richelieu pour prodiguer l’aide médicale à mourir à un homme de 78 ans. Selon les critères prévus par la loi, son patient avait droit à ce soin. Il a lui-même demandé de vivre ses derniers moments dans ce salon de Saint-Jean-sur-Richelieu.

L’équipe du complexe funéraire l’a d’abord rencontré, les semaines précédentes, pour déterminer ses besoins et ses dernières volontés. Le salon d’exposition a ensuite été séparé en deux, pour créer une ambiance intime. Des divans, de nombreuses plantes et une peinture ont été disposés dans la salle, configurée autour du fauteuil réservé au patient.

À 10 h 15 mercredi, les membres de la famille et l’homme se sont présentés au complexe funéraire, autour d’un café et de viennoiseries. Vers 11 h 30, après avoir expliqué le déroulement et vérifié trois fois plutôt qu’une avec le patient s’il souhaitait toujours procéder, le DDumouchel a prodigué l’aide médicale à mourir. Au moment où le patient a poussé son dernier souffle, la chanson Hallelujah de Leonard Cohen jouait dans la pièce.

Il y a quelques semaines, une dame qui était en froid avec sa famille depuis des années est également venue recevoir l’aide médicale à mourir au complexe funéraire. À sa demande, elle a partagé une pizza avec sa fille, avec qui elle avait récemment renoué, et une employée du salon. Elles ont ensuite écouté le film Maléfique, avec Angelina Jolie, assises dans de gros divans. Après avoir fumé une dernière cigarette au jardin, la patiente a reçu le soin et s’est éteinte.

Dans tous les cas, le corps des défunts est ensuite pris en charge par le complexe funéraire, qui dispose des installations nécessaires pour la suite du parcours de la dépouille jusqu’à l’enterrement.

Une zone grise ?

La Loi concernant les soins de fin de vie, que le gouvernement Legault réforme ces jours-ci avec le projet de loi 11 de la ministre déléguée à la Santé et aux Aînés, Sonia Bélanger, prévoit que l’aide médicale à mourir est offerte « dans une installation maintenue par un établissement, dans les locaux d’une maison de soins palliatifs ou à domicile ». Le terme « établissement » signifie au sens de la loi « tout établissement visé par la Loi sur les services de santé et les services sociaux qui exploite un centre local de services communautaires, un centre hospitalier ou un centre d’hébergement et de soins de longue durée ».

Le DRichard Dumouchel estime qu’il est malgré tout permis de pratiquer l’aide médicale à mourir dans un complexe funéraire. Il connaît un médecin qui l’a déjà pratiqué dans un hôtel, à la demande du patient.

« C’est sûr que chaque changement entraîne une réaction. Moi, ce que je comprends, c’est que je donne les options aux patients entre l’hôpital, le domicile ou d’autres ressources qui offrent ce service. Les gens choisissent. À mon avis, il n’y a pas de problème avec ça. »

— Le DRichard Dumouchel, omnipraticien

« Ces gens-là [au complexe funéraire] sont des experts du deuil. […] Ils le font pour les bonnes raisons. Avec toutes les heures qu’ils mettent là-dedans, ce n’est pas ce qu’il y a de plus payant », affirme le DDumouchel.

Questionné par La Presse, le Centre intégré de santé et de services sociaux de la Montérégie-Centre a affirmé avoir été informé de cette nouvelle initiative de l’entreprise funéraire. « Cela dit, nous ne sommes aucunement impliqués dans ce projet », a-t-on précisé.

« Le CISSS ne fera non plus aucune promotion de lieux pour recevoir l’aide médicale à mourir. Il s’agit d’une démarche qui appartient à la personne et de la décision du médecin qui accepte d’administrer l’aide médicale à mourir. Concernant la loi, cette question demande une interprétation sur le plan juridique », a-t-on ajouté.

Soins de fin de vie 

Une formule qui ne fait pas l’unanimité

Saint-Jean-sur-Richelieu — Mourir au salon funéraire ? La présidente de la Société québécoise des médecins de soins palliatifs, Olivia Nguyen, n’en avait jamais entendu parler. « C’est une pratique que je ne connaissais pas. Vous venez de me l’apprendre », répond-elle à La Presse, alors qu’on lui explique ce nouveau service offert aux clients du complexe funéraire Haut-Richelieu qui reçoivent l’aide médicale à mourir.

Selon la médecin, qui est également professeure adjointe de clinique à la faculté de médecine de l’Université de Montréal, ce phénomène en émergence au Québec « soulève des enjeux éthiques complexes, entre autres sur la monétisation de la mort ». Il devient aussi un signal au réseau de la santé qu’il existe un manque dans l’offre actuelle, si une entreprise privée s’avance avec une telle initiative.

« Je crois que l’aide médicale à mourir devrait pouvoir se faire dans tous les milieux, en particulier à domicile. Pour les personnes qui ne veulent pas recevoir l’aide médicale à mourir à la maison, il devrait y avoir des chambres, dans chaque CISSS, où elles pourraient la recevoir. L’important, c’est qu’il faut une chambre belle et agréable », affirme la Dre Nguyen.

Si un patient lui demandait de recevoir l’aide médicale à mourir dans un salon funéraire, la médecin spécialiste en soins palliatifs serait « surprise » et trouverait ça « inusité ».

« En même temps, si les personnes sont à l’aise avec l’idée, j’ai l’impression que les médecins vont suivre les volontés des patients », ajoute-t-elle.

« C’est une occasion d’affaires »

Le DClaude Rivard, omnipraticien et expert-praticien de l’aide médicale à mourir à l’hôpital Pierre-Boucher à Longueuil, n’est pas surpris de l’initiative du complexe funéraire Haut-Richelieu.

« [C’est] une occasion d’affaires que ces gens-là voient. Il y a un marché au Québec. En 2021-2022, environ 5 % des décès se sont faits par l’aide médicale à mourir. Il y a un engouement pour ce mode de fin de vie », dit-il.

« Le soin est demandé par des patients qui n’ont pas accès à un lit d’hôpital [au moment où ils le souhaitent], parce que les lits sont pleins. Ils n’ont pas [toujours] accès aux maisons de soins palliatifs. En ayant des accès limités, les patients qui ne veulent pas décéder à domicile ont des options plus limitées. »

— Le DClaude Rivard, omnipraticien et expert-praticien de l’aide médicale à mourir à l’hôpital Pierre-Boucher

Recevoir l’aide médicale à mourir, note-t-il, est aussi une cérémonie, en plus d’être un soin.

« Tu as de la musique, des sandwichs, du vin ou du champagne. C’est une fête de famille pour le départ [d’un proche]. Il peut y avoir des films, des photos. Les maisons funéraires sont déjà toutes équipées pour ça. Ils ont les salles, l’équipement audiovisuel, les tables et les chaises. C’est une évolution normale du marché », juge-t-il.

Un choix personnel 

Georges L’Espérance, neurochirurgien retraité et président de l’Association québécoise pour le droit de mourir dans la dignité, soutient également le complexe funéraire Haut-Richelieu dans sa nouvelle offre de services.

« Dans un endroit comme Montréal, où de très nombreuses personnes âgées sont seules ou ne veulent pas recevoir l’aide médicale à mourir dans leur CHSLD, dans leur résidence, ou à l’hôpital pour des raisons évidentes, il y a maintenant cette possibilité qui commence à émerger », constate-t-il avec satisfaction.

Le DL’Espérance ne craint pas que des entreprises privées profitent d’un marché émergent au détriment du bien-être des patients.

« Avec l’aide médicale à mourir, ça prend de toute façon une entreprise qui vient chercher la dépouille. C’est essentiel. Donc si pour des frais supplémentaires ils mettent à la disposition des gens un salon pour quelques heures avant l’aide médicale à mourir, pourquoi pas ? C’est une question de choix personnel », dit-il.

Un rapport à la mort qui évolue 

Jocelyn Maclure, coprésident du Groupe d’experts sur la question de l’inaptitude et de l’aide médicale à mourir et professeur au département de philosophie de l’Université McGill, explique que le rapport des Québécois à leur propre mort a beaucoup évolué depuis la légalisation de l’aide médicale à mourir.

« Ce qui est très important, c’est qu’on a décidé au Québec de permettre l’aide médicale à mourir dans une philosophie de soins. […] Ça fait partie des soins qui sont pris en charge par l’assurance maladie et par le système de santé. Après ça, le lieu [où les soins sont administrés], d’un point de vue éthique, ça me semble plutôt indifférent que ça soit à la maison, à l’hôpital, dans une maison de soins palliatifs ou au salon funéraire. C’est selon nos valeurs personnelles », juge-t-il.

M. Maclure note que la légalisation de l’aide médicale à mourir a mené plusieurs personnes à se questionner sur leur propre finitude.

« Des philosophes ont défendu l’idée que nous sommes en déni du caractère fini de notre vie. Qu’on voudrait ne pas reconnaître cette fatalité. Ça me semble être difficilement le cas aujourd’hui. Nous avons accru les possibilités en fin de vie et cela force un certain questionnement sur ce qu’on se souhaite à soi-même », dit-il.

« Le premier patient à qui j’ai fait la procédure venait d’un milieu rural. Sa conjointe à l’époque se faisait accrocher à l’épicerie pour se faire dire que ça n’avait pas d’allure, ce qu’il avait fait. Là, on se fait dire que ça n’a pas de bon sens qu’on n’administre pas l’aide médicale à mourir aux personnes inaptes ou avec des troubles cognitifs. C’est vous dire combien les mentalités ont évolué. C’est vraiment impressionnant », conclut le DRichard Dumouchel, que nous avons rencontré au complexe funéraire Haut-Richelieu.

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