Chronique

Les salauds

Ça porte un nom viril, ce système antiaérien russe : le Tor-M1. Les Iraniens en ont acheté aux Russes en 2007 pour 700 millions de dollars US. Très efficace, le Tor-M1 est une unité mobile qui peut lancer des missiles sur des cibles mouvantes, comme d’autres missiles, des drones, des avions de chasse.

Ou, oups, des avions civils, scusez…

On dirait bien que c’est ce qui s’est passé quand Téhéran était encore endormi, plongé dans la noirceur matinale, il y a deux jours. On dirait bien que le Boeing de la compagnie Ukraine International Airlines qui venait de décoller a été confondu avec une « menace ennemie » par ce cher Tor-M1…

Boum, 176 morts, dont 63 Canadiens, dont 5 Québécois.

C’était un moment de tensions maximales entre les États-Unis et l’Iran. Quatre heures auparavant, on le sait, l’Iran avait lancé des missiles sur des bases américaines dans l’Irak voisin, une réplique à l’assassinat de ce général iranien, Soleimani.

Bien sûr, l’Iran nie.

Mais tout pointe vers l’erreur tragique, absurde, créée par le proverbial brouillard de la guerre.

La façon dont l’avion est disparu des radars, l’interruption soudaine du signal de son transpondeur, la gestion des débris par les Iraniens au bulldozer, la disposition des débris, la photo d’une tête du missile retrouvée dans une banlieue de Téhéran, la vidéo de cette explosion en plein ciel publiée par le New York Times, l’enquête par géolocalisation de photos d’indices par les fascinants limiers de Bellingcat…

Et, bien sûr, autre indice du cover-up en cours, l’Iran garde déjà jalousement les boîtes noires, comme un joueur de poker qui garde ses cartes contre sa poitrine.

Bien sûr que l’Iran ment, que l’Iran va mentir. C’est un État. Les États mentent tous, surtout pour des raisons d’État, surtout les États qui ont un rôle géostratégique important…

Les Soviétiques ont menti quand ils ont abattu le Boeing de la Korean Air Lines en 1983, quand cet avion civil s’est égaré dans l’espace aérien de l’URSS. Ils ont gardé bien précieusement les boîtes noires du vol KAL 007. Bilan : 269 morts.

Les Américains ont d’abord menti quand le USS Vincennes, un navire de guerre croisant dans le golfe Persique, a tiré un missile sur un avion de ligne iranien, le vol IA 655, en 1988. Ils ont fini par « regretter » le tir fatal et payer 130 millions en compensation. À demi-mot, plus tard, ils ont reconnu avoir menti aux premières heures, aux premiers jours, aux premières semaines de cette tragédie. Bilan : 290 morts.

Les Russes mentent depuis 2014 au sujet du vol MH 17 de la Malaysia Airlines, abattu par des rebelles russes en Ukraine. Bilan : 298 morts.

Et là, pulvérisés dans les airs et sur terre, les passagers du vol PS752 : 176 morts.

Le titre de cette chronique est « Les salauds », et je ne parle pas seulement de ceux qui dirigent l’État iranien. Je parle de tous ceux qui tuent au nom de la raison d’État, du mesurage de graines géostratégique. Tous des salauds. Tous des assassins.

On dira que Trump a provoqué la mort de ces 176 personnes parce que l’assassinat du général Qassem Soleimani – un autre beau salaud – a mis le feu aux poudres. Personnellement, je pense qu’un système de missiles antiaérien, c’est comme un chien : c’est son propriétaire qui en est l’ultime responsable…

Les États-Unis ont assassiné le général Soleimani et des milliers de Syriens n’ont pas pleuré : le chef des opérations extérieures des Gardiens de la Révolution de l’Iran a aidé le régime d’Assad à massacrer son peuple, en même temps que ces autres salauds, les barbus de l’État islamique.

Et puis n’oubliez pas que Soleimani, a dit l’administration Trump, avait du sang américain sur les mains : il téléguidait les milices irakiennes chiites qui ciblaient les soldats US pendant l’occupation de l’Irak…

OK. Soleimani avait du sang de soldats américains sur les mains. Absolument. C’est avéré. Mais…

Mais Bush ?

Cheney ?

Rumsfeld ?

Perle ?

Powell ?

Tenet ?

Et tous ceux de l’administration de George W. Bush qui ont menti, qui ont fabriqué de fausses preuves pour envahir l’Irak en mars 2003, ils n’ont pas du sang sur les mains ?

Ils n’ont pas de responsabilité pour la mort de 5000 soldats américains en Irak pendant la « libération » de l’Irak, pour ces milliers de soldats américains estropiés, mutilés, traumatisés ?

Ça a servi à quoi, au juste, d’envahir l’Irak pour aller leur enseigner la démocratie, aux Irakiens ? Pour les « libérer » ? À rien, à des milliards de fois rien. Comme la guerre du Viêtnam n’avait servi à rien. Comme l’invasion et l’occupation de l’Afghanistan n’ont servi à rien. Tant par l’OTAN (en 2001) que par l’URSS (en 1980).

Pour l’Irak en 2003, c’était encore l’équivalent géostratégique de « J’en ai une plus grosse que la tienne ». Dans le cas de George W. Bush, pour symboliquement tuer son père, George H.W. Bush, qui n’avait pas osé « aller jusqu’à Bagdad » en 1991, quand H.W. était président des États-Unis et qu’il avait « libéré » le Koweït, sans oser aller renverser Saddam à Bagdad…

L’Iran est une dictature islamiste sanguinaire qui terrorise son propre peuple et qui sème l’instabilité en Syrie, en Irak, au Liban et ailleurs. Qui est obsédée par Israël, dont elle souhaite la destruction. C’est vrai. Tout ça est vrai. Et l’Iran vient de tuer 176 innocents de façon atroce, par erreur, par « accident », parce que tuer 176 personnes par erreur quand on tentait d’abattre un drone – ou un missile, ou un F-15 ennemi –, ça ne pèse pas lourd quand la fin qui justifie les moyens est la raison d’État…

On donnera une médaille à l’Iranien qui a pesé sur le piton du Tor-M1, vous verrez.

Vous ne me croyez pas ?

Guennadi Ossipovitch : c’est le pilote du chasseur soviétique SU-15 qui a tiré deux missiles sur le Boeing de la Korean Air Lines. Il a reçu une prime de l’Armée rouge en 1983 : 200 roubles pour son « exploit »… Moins les frais de poste. Pas de farce : moins les frais de poste ! Ce détail funeste est dans une entrevue d’Ossipovitch au New York Times en 1996.

L’ex-pilote s’y disait fier d’avoir abattu l’avion « espion », mais quand même un peu vexé : la prime de 200 roubles qu’il avait reçue était plus modeste que celle de son commandant au sol et ce psychopathe l’avait encore sur le cœur, 13 ans plus tard…

Will Rogers : c’était le commandant du USS Vincennes, qui a abattu par erreur l’avion de ligne iranien en 1988. Malgré toutes ses étourderies et erreurs de jugement dans les moments qui ont précédé le tir qu’il a commandé sur l’Airbus de l’Iran Air, la marine américaine ne l’a jamais réprimandé. On a même décoré Will Rogers pour « services exceptionnels » en 1990.

Tous des salauds, donc, ceux qui tuent au nom de la raison d’État et leurs petits exécuteurs sans conscience, dûment décorés et primés…

Et sous la botte de ces salauds, le monde. Du monde ordinaire, qui n’a rien demandé à personne, qui ne déteste généralement personne, qui vit sa vie. Qui monte dans un avion un matin pour aller vivre sa vie, pour retourner à la maison…

Et dont la trajectoire de vie est pulvérisée par celle d’un missile lancé par le Tor-M1.

On dit ça : 176 victimes, dont 63 Canadiens, dont 5 Québécois. Sous les chiffres, des vies, vraies comme la vôtre, vous qui lisez cette chronique. Allez lire le récit de ces vies interrompues dans cette enfilade de messages à briser le cœur, sur Twitter…

Je termine en citant l’auteure franco-iranienne Marjane Satrapi (Persépolis), dans une entrevue avec une journaliste de Salon en 2005 : « Vous êtes américaine, je suis iranienne. On ne se connaît pas, mais nous nous parlons et nous nous comprenons parfaitement. La différence entre vous et votre gouvernement est bien plus grande que la différence entre vous et moi. Et la différence entre mon gouvernement et moi est bien plus grande que la différence entre vous et moi. Et nos gouvernements se ressemblent beaucoup. »

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