Opinion

Le journalisme raconté à un médecin

Permets que je te tutoie. Et que je te dérange un instant. Je sais que tu es fort occupé à sauvegarder ma santé et de celle de mes concitoyens. Mais voilà, j’ai l’impression que, comme plusieurs de tes consœurs et confrères au Québec, tu as du mal à percevoir le travail d’autres professionnels, les journalistes.

Peut-être es-tu celui qui dénonçait « le sensationnalisme véhiculé par les médias », ou celui – et non des moindres – qui hésitait entre les qualifier de « gérants d’estrade » et de « gentils messagers » (ce qui n’est pas mieux, peut-être pire).

À moins que tu ne sois celle qui vilipendait ces « articles qui empestent le mauvais journalisme ». Ou peut-être, dans un moment d’indulgence, leur concèdes-tu le simple rôle d’éboueurs du débat public, chargés tout au plus d’en nettoyer les fake news nauséabondes. Ils le font en effet, mais tu aurais peut-être tort de les réduire à ça. Laisse-moi t’en donner un exemple, un seul, mais qui devrait te parler.

Figure-toi que la planète est confrontée à une grave pandémie. Une autre. Elle avait été identifiée dès les années 1950 par le Dr Northcote Parkinson mais elle s’est emballée depuis que l’informatique de gestion lui a fourni un vecteur de propagation idéal. Appelons-la l’administrose ou la gestionnite. Son tableau clinique est bien connu : le virus se reproduit dans l’organisme à une vitesse folle et détourne ses fonctions normales à son profit pour y reproduire à la chaîne ce que le professeur Graeber a caractérisé comme des bullshit jobs (fonctions bidon).

Sévèrement carencés, les organes fonctionnels s’atrophient, perdent leur souplesse, leur tonicité, et consacrent ce qu’il leur reste d’énergie à transmettre sans fin des formulaires byzantins et des données superflues dans des systèmes informatiques dysfonctionnels. Déjà épuisé, l’organisme peine à mobiliser ses forces s’il doit faire face à une crise. Ça te dit quelque chose ? Tu n’es pas le seul : le mal a aussi ravagé la plupart des institutions – y compris les universités – d’autant plus sournoisement qu’il sécrète de l’opacité pour se dissimuler aux examens ordinaires.

Et ce n’est pas le pire : l’emphysème administratif finit parfois par déclencher des réactions immunitaires disproportionnées, si brutales qu’elles peuvent emporter l’ensemble des organismes atteints (ça s'appelle l’ultralibéralisme ou le libertarianisme).

On connaît un remède depuis longtemps : il s’appelle la subsidiarité et consiste à maintenir le pouvoir de décision à l’échelon le plus bas où il est pertinent. L’ennui, c’est que ce traitement peut avoir des effets secondaires : en allégeant la tutelle sur les échelons locaux, on y accroît aussi le risque de déviances, voire de malversations…

Et les journalistes, dans tout ça ? Eh bien ! tu pourrais de temps en temps y penser comme à des globules blancs. Ou des cellules dendritiques… je ne sais pas, moi, mais tu vois de quoi je veux parler : des « sentinelles de l’organisme ».

Ils se trompent quelquefois, aucun doute là-dessus. Ils exagèrent parfois, c’est entendu. Et leur perception des choses diffère souvent du point de vue de ceux sur qui ils écrivent. Mais l’opacité entretenue ne les arrête pas, elle les attire plutôt. Entre autres occupations – car comme les globules, il y en a de toutes sortes –, ils révèlent inlassablement les pathologies administratives, les dysfonctionnements organiques ou les infections locales. Ils ne peuvent les détruire, ce n’est pas leur travail, mais ils les exposent jusqu’à ce qu’on s’en occupe : leur vertu essentielle est de se mêler de ce qui ne les regarde pas.

Il n’y a pas que la démocratie qui périt dans le noir, tu sais : on peut en dire autant du système de santé, de l’enseignement, de l’entretien des routes ou de n’importe quoi d’autre.

C’est moins drôle lorsqu’ils parlent par exemple des accords salariaux avec les médecins, je sais bien. Personne n’aime subir une inflammation, qu’elle soit justifiée ou pas. Mais puisque ta formation t’a habitué à raisonner en coûts-bénéfices thérapeutiques, demande-toi un peu si tu aimerais vraiment que le corps social soit dépourvu de ces globules-là… Ils t’irritent, je comprends. Moi aussi, parfois. Mais ils te protègent, comme les autres, pendant que tu les protèges, comme les autres, de virus moins métaphoriques.

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