Maison / Chronique

Peut-on être féministe et engager une femme de ménage ?

Quand on se libère de nos tâches domestiques, à qui incombent-elles ? La question – et, surtout, la réponse – m’a fait faire de l’insomnie.

C’est la faute de Caroline Dawson. Dans son magnifique premier roman, Là où je me terre (Éditions du remue-ménage), la professeure de sociologie raconte l’immigration canadienne d’une famille qui fuit le Chili de Pinochet. Si chacun des chapitres m’a happée, ce sont les passages au sujet de la mère, une femme de ménage, qui m’ont le plus bouleversée.

Je ne suis pas la seule, me révèle Caroline Dawson. « Les lectrices m’en parlent souvent ! Je sens que c’est une question très délicate. D’ailleurs, j’ai hésité à écrire là-dessus, mais je le devais à la petite fille en colère que j’ai été. Celle qui regardait sa mère s’éreinter… »

Parce que, ici, il ne s’agit pas de fiction. La mère de l’autrice a réellement voué sa carrière à l’entretien domestique, une fois arrivée au Québec. « Elle travaillait pour plusieurs femmes connues, dont des écrivaines et des politiciennes, révèle Caroline. Dans l’ombre, elle leur permettait de se libérer de leurs tâches pour faire leur travail. Mais pendant ce temps-là, si ma mère tombait malade, elle perdait son salaire ! Si elle devait rester à la maison pour ses enfants, elle n’avait pas de congé payé. Si sa cliente partait en vacances pour un mois, elle n’avait soudainement plus de revenus… »

« Ce sont des conditions de travail exécrables et c’est un métier qui use. Les mains de ma mère ont touché à de l’eau de Javel tous les jours de sa vie. Ça paraît. »

— Caroline Dawson, autrice de Là où je me terre

On comprend donc la jeune fille en colère.

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Il y a deux ans, j’ai engagé un couple qui venait faire le ménage de ma maison, toutes les deux semaines. Rapidement, je me suis demandé s’il s’agissait d’une relation éthique. Est-ce que je les payais assez bien ? Est-ce que je les mettais dans une situation précaire ? Pourquoi me sentais-je coupable ? La COVID-19 et ses restrictions sanitaires ont mis fin à mon dilemme moral. J’ai recommencé à faire mon ménage, mais la lecture de Là où je me terre est venue réveiller mes remords.

Dans un élan masochiste, j’ai envie d’aller au bout de la question.

Camille Robert est tout sourire, alors que je la joins en visioconférence. La doctorante en histoire a publié l’essai Toutes les femmes sont d’abord ménagères – Histoire d’un combat féministe pour la reconnaissance du travail ménager (Éditions Somme toute). L’enjeu, elle l’a fouillé de fond en comble.

Une part de son malaise est née le jour où elle a vu des féministes se recommander « leurs » femmes de ménage, sur Facebook.

« Il y a quelque chose qui ne va pas si, du haut de nos diplômes et de nos privilèges, on juge que notre temps est assez important pour embaucher une femme généralement moins privilégiée que nous, question qu’elle exécute ce qu’on n’a pas envie de faire. »

— Camille Robert, doctorante en histoire et autrice de Toutes les femmes sont d’abord ménagères

Attention, l’historienne ne veut surtout pas diminuer le travail domestique – elle le sait essentiel ; or, elle réfléchit aux rapports qui le sous-tendent. « Pourquoi les femmes qui font de l’entretien ménager sont-elles souvent racisées et migrantes ? Pourquoi n’ont-elles pas de diplôme d’études supérieures [du moins valide au Québec] ? Surtout, pourquoi accepte-t-on de payer un homme à tout faire 50 $ l’heure quand on a besoin d’un coup de main manuel, alors qu’on paie une femme de ménage environ 20 $ l’heure ? »

Touché. Nonobstant le genre et les origines de la personne qui vient faire le ménage, on ne place pas ses activités bien haut dans la hiérarchie des tâches…

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Dis-moi, Caroline. Est-ce que tu as changé de position, depuis que tu es passée de jeune fille en colère à mère de famille ? L’autrice pousse un léger soupir avant de me répondre. « J’ai eu recours à des services d’entretien ménager, mais c’était primordial pour moi de ne pas être l’employeure directe de qui que ce soit. J’ai donc fait affaire avec une entreprise d’économie sociale qui, elle, verse un salaire stable aux employées, en plus de leur offrir des vacances et des congés de maladie. J’ai été sur une liste d’attente pendant huit mois, mais c’était la seule façon de me réconcilier avec l’entretien domestique. »

Pour Caroline Dawson, c’est clair : oui, on peut être féministe et déléguer nos tâches domestiques, mais ça ne vient pas sans maux.

« Être féministe, c’est aussi jongler avec nos contradictions, être consciente de nos biais et chercher des manières de les défaire. »

« D’ailleurs, pourquoi est-ce aux femmes de réfléchir à ces questions ? Pourquoi mes amies et moi, on se questionne là-dessus, mais aucun des chums du groupe ne le fait ? Comme si c’était aux femmes de nettoyer et que, lorsqu’elles ne pouvaient pas y arriver, c’était à elles de gérer la culpabilité qui vient avec l’embauche de quelqu’un… »

— Caroline Dawson, autrice de Là où je me terre

Si jamais vous vous cherchiez un sujet de conversation léger, pour le souper de ce soir, vous l’avez trouvé.

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Donc, on fait quoi, maintenant ? Certaines personnes choisissent de travailler en entretien domestique et y trouvent certainement leur compte. Comme le dit Caroline Dawson : « On ne peut pas nier l’agentivité de ces femmes. » Par contre, on peut se demander pourquoi, pour certaines d’entre elles, cette profession est la meilleure option qui se présente dans une mire plutôt étroite de possibilités.

Pour Camille Robert, qui a codirigé le livre collectif Travail invisible, on doit notamment réfléchir à l’intégration des femmes migrantes dans le marché du travail. « Souvent, c’est la femme qui va amener un revenu à la famille pendant que le mari étudie ou se requalifie. Ou alors, les deux parents occuperont des positions précaires en espérant que ce soient leurs enfants qui aient une vie meilleure. Il faut donc se demander : pour m’émanciper, est-ce que je suis en train de reproduire d’autres formes d’oppression ? »

Plus encore, selon Caroline Dawson, on devrait d’abord établir si on a vraiment besoin d’embaucher quelqu’un. Est-ce que les tâches ne pourraient pas être mieux gérées au sein même de la famille ? Camille Robert insiste également sur ce point : « Dans beaucoup de couples hétérosexuels, l’aide domestique va régler la répartition inégale du travail ménager. Mais, est-ce que ce confort en vaut le prix, finalement ? »

Vous comprenez mon insomnie ? Sans oublier que l’enjeu soulève également des questions quant à notre rythme de vie. Est-ce vraiment normal de ne pas avoir le temps de laver nos planchers ?

« La réduction des heures de travail serait une avenue intéressante, croit Camille Robert. Ça ne nous permettrait pas seulement de faire le ménage chez soi, mais aussi d’aider nos proches. Par exemple, les personnes aînées ou les nouveaux parents. On dirait que chaque unité, chaque famille, chaque couple est replié sur lui-même parce qu’on travaille tous comme des malades. » En attendant qu’on revoie notre rapport au travail, l’historienne accepte de vivre dans une maison parfois un peu moins propre qu’espéré. Surtout, elle tente de ne pas succomber à la pression de présenter un intérieur parfait sur Instagram…

Peut-être que ce qu’il faut, c’est en partie réhabiliter le bordel. Ça, et avoir une profonde réflexion quant à ce que vivent réellement les professionnelles de l’entretien domestique. (Une réflexion à tenir en couple, évidemment…)

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