Canada 360

L’homme qui plantait des arbres

L’homme qui plantait des arbres, la nouvelle de Jean Giono (1953) magistralement adaptée pour le cinéma d’animation par Frédéric Back (1987), est d’une actualité brûlante. On a longtemps cru en l’historicité de son récit avant que Giono clarifie qu’il ne s’agisse d’une pure fiction. Aujourd’hui, l’humanité espère du moins que sa fiction soit réaliste, mais l’est-elle ?

Rappelons que son héros, Elzéar Bouffier, plante patiemment des milliers de glands sur une période de quelque 40 ans dans une vallée à l’origine plus ou moins désertique. Grâce à ses efforts individuels, une luxuriante forêt, riche en biodiversité, finit par émerger, permettant ainsi la revitalisation de la région.

Voilà le scénario heureux que les élites de partout sur la planète tentent de reproduire en multipliant les initiatives de plantation d’arbres. La Chine ambitionne de planter 36 000 km⁠2 de forêt par année. L’Union européenne s’engage à planter au moins 3 milliards d’arbres d’ici 2030. Quant au Canada, le gouvernement Trudeau clarifiait le mois dernier comment son gouvernement allait réaliser la promesse formulée lors de la campagne électorale de 2019 de planter un total de 2 milliards d’arbres d’ici 2030. L’initiative part du postulat que les arbres séquestrent le carbone et qu’en plantant des milliards d’arbres, on pourrait substantiellement réduire nos taux nets d’émission de carbone. Est-ce exact ?

Rien n’est moins sûr. Les scientifiques nous disent que la capacité des arbres à séquestrer le carbone apparaît chancelante, étant déterminée par des variables complexes, dont certaines continuent de nous échapper. Selon les plus récentes données du ministère fédéral des Ressources naturelles, les forêts aménagées canadiennes ont émis chaque année plus de carbone qu’elles n’en ont séquestré entre 1991 et 2018, en bonne partie à cause des incendies de forêt, malheureusement de plus en plus fréquents au fur et à mesure que se réchauffe la planète.

Considérant leur efficacité incertaine à séquestre le carbone, pourquoi nos élites misent-elles autant sur la plantation d’arbres pour réduire nos émissions nettes ? L’énigme n’en est pas une : planter toujours plus d’arbres nous permet de maintenir le paradigme de la croissance à la base de notre économie politique. Il suffira à l’avenir d’entretenir la croissance des puits de carbone pour soutenir celle de nos sources de carbone. Dans leur plateforme de 2019, les libéraux sont parfaitement explicites à ce sujet, rassurant les électeurs que les coûts associés à la plantation d’arbres seront couverts par les dividendes du pipeline Trans Mountain, alors récemment acquis par le gouvernement Trudeau.

Les écologistes de partout au pays communiquent toutefois le message inverse, exhortant plus que jamais les pouvoirs publics à protéger les forêts existantes.

En Colombie-Britannique, les mobilisations en cours contre l’abattage des forêts anciennes de Fairy Creek constituent déjà le plus important mouvement de désobéissance civile de l’histoire canadienne. Entre les mois de mai et décembre 2021, la Gendarmerie royale du Canada a procédé à 1188 arrestations dans le cadre de ce mouvement.

En Nouvelle-Écosse, le combat pour protéger les forêts est moins connu, mais il prend de l’ampleur. En août 2018, le professeur William Lahey publie un rapport accablant sur l’état de la forêt néo-écossaise, décriant notamment l’importance des coupes à blanc dans l’industrie forestière de la province. À la fin de novembre 2021, devant l’inaction du gouvernement provincial dans ce dossier, Lahey a une fois de plus tiré la sonnette d’alarme. Depuis, différents groupes écologistes demandent conjointement un moratoire complet sur l’exploitation forestière des terres de la Couronne – représentant près de 40 % de l’ensemble de la forêt de la province – jusqu’à ce que l’ensemble des 45 recommandations du rapport Lahey soient mises en œuvre (seules cinq le sont pour le moment).

Des militants ont établi un camp de protestation baptisé Last Hope Wildlife Corridor Encampment dans une terre de la Couronne du sud-ouest de la province ciblée par l’entreprise WestFor pour des coupes imminentes. Au moment d’écrire ces lignes, la page Facebook du groupe Extinction Rebellion de la Nouvelle-Écosse rapportait que le camp, d’ailleurs assez peu médiatisé même dans les Maritimes, en était à sa 42e journée.

Dans ce contexte de lutte, comment ne pas voir les objectifs gouvernementaux de plantation d’arbres comme une entreprise de diversion ? Il nous faudra peut-être finalement un autre modèle que celui d’Elzéar Bouffier pour faire face à l’effondrement écologique en cours. La nouvelle de Jean Giono a toujours été lue comme une fable écologiste, exaltant l’harmonie entre l’homme et la nature. Elle sera peut-être bientôt réinterprétée comme une manifestation littéraire de notre propension à surestimer notre capacité à manipuler notre écosystème.

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