Salvador

« C’est un cauchemar »

Les Salvadoriens privés de leur statut de protection temporaire (TPS) auront peu de moyens juridiques pour régulariser leur situation, estime Deborah Anker, juriste à l’École de droit de l’Université Harvard.

Il n’existe pas de passerelle entre le TPS et l’immigration ordinaire, signale cette spécialiste des politiques migratoires. Les Salvadoriens menacés d’expulsion pourraient tenter de se faire parrainer par les membres de leur famille bénéficiant d’un droit de résidence aux États-Unis, ou alors faire une demande d’immigration en bonne et due forme.

Dans le premier cas, le système est déjà engorgé et il pourrait s’écouler des années avant que les candidats n’obtiennent une réponse. Dans le second cas, seules les personnes ultraqualifiées, soit une infime minorité, seraient susceptibles d’être sélectionnées.

Reste la voie de l’asile politique, mais là encore, le système tourne au ralenti, et peu de Salvadoriens auraient des chances de se qualifier au titre de réfugié.

Pourront-ils protester contre leur expulsion pour des raisons humanitaires ? Une loi votée en 1996 rend cette avenue pratiquement impossible. « Il faut dorénavant démontrer qu’il y a un risque d’être exposé à des souffrances extrêmes », explique Deborah Anker.

La majorité des 200 000 Salvadoriens ciblés par la politique de l’administration Trump se trouveront donc devant un dilemme douloureux : partir vers un pays à feu et à sang, ou entrer dans l’illégalité.

« Ils sont 97 % à occuper un emploi, beaucoup ont vécu la majorité de leur vie aux États-Unis, ils sont enracinés ici et ils seront condamnés à vivre dans la terreur. C’est un cauchemar. »

— Agnès Gruda, La Presse

Amérique latine

Au Salvador, tout a changé… pour le pire

Les 200 000 Salvadoriens menacés de perdre leur statut de protection temporaire aux États-Unis risquent d’être expulsés vers un pays pire que celui qu’ils avaient fui au début des années 2000.

Et, à certains égards, pire que le Salvador des années de la guerre civile qui a ravagé ce pays de 1980 à 1992.

Avec 91 homicides par 100 000 habitants, 137 dans sa capitale, San Salvador, ce petit pays d’Amérique centrale fracasse des records de violence. À titre de comparaison, au Canada, en 2016, ce taux s’établissait à 1,68…

Si l’on exclut les zones de guerre, le Salvador est le pays le plus meurtrier de la planète, et San Salvador, la ville la plus violente au monde, constate l’institut brésilien Igarapé, cité par The Economist.

La cause de cette violence : l’emprise de deux gangs rivaux, MS 13 et Barrio 18, qui se battent entre eux, tout en livrant une guerre larvée contre le gouvernement.

Ces gangs vivent de trafic de drogue, de trafic humain et d’extorsion. Ils forcent les filles à se prostituer, volent, rançonnent et assassinent ceux qui leur résistent.

Il y a six mois, Médecins sans frontières publiait un rapport sur les migrants tentant d’entrer aux États-Unis à partir du Mexique. Parmi eux, ce sont les Salvadoriens qui fuyaient les situations les plus périlleuses.

Ainsi, 61 % des migrants originaires du Salvador ont confié avoir été la cible de menaces directes, 56 % avaient perdu un proche à cause de la violence et 70 % entendaient régulièrement des coups de feu résonner dans leur quartier.

« C’est vrai qu’au pire moment de la guerre civile, on voyait des roquettes tomber sur le centre-ville de San Salvador », rappelle Diego Osorio, spécialiste de l’Amérique latine rattaché à la Chaire Raoul-Dandurand de l’UQAM,

Des gangs tout-puissants

Mais à l’exception de cette époque, les Salvadoriens qui n’étaient pas activement engagés dans le conflit pouvaient vivre une vie à peu près normale, dit Diego Osorio. Aujourd’hui, la violence est omniprésente. Et elle touche tout le monde.

« Depuis le début des années 2000, les conditions se sont détériorées au Salvador, renchérit José Miguel Cruz, de l’Université internationale de Floride.

« Aujourd’hui, des groupes armés et des gangs contrôlent des collectivités entières, des quartiers, des villes. Et les conditions sociales se sont dégradées aussi : le Salvador a la pire croissance économique de la région, et très peu de perspectives d’emploi. »

— José Miguel Cruz, de l’Université internationale de Floride

L’un des gangs les plus connus, les Maras, ou MS 13, formés de Salvadoriens expulsés par les États-Unis à la fin des années 90, était connu pour leurs tatouages extravagants recouvrant leurs bras et leur torse.

« Aujourd’hui, les gangs, ce ne sont plus simplement des jeunes avec des tatouages, explique Diego Osorio. Ce sont des juges, des parlementaires, des politiciens. Les gangs ont réussi à pénétrer les différents niveaux de gouvernement. »

Ces gangs tout-puissants ont joué un rôle actif dans les dernières élections, donnant leur appui aux partis gouvernementaux, et observant une forme de trêve, précise José Miguel Cruz.

« Mais le gouvernement n’a pas tenu ses promesses à l’endroit des gangs, et la trêve a rapidement éclaté. Les activités criminelles se sont intensifiées, des policiers et des militaires ont été assassinés. »

Le rôle de Washington

Au fil des ans, les États-Unis ont largement contribué à cette montée progressive de la violence dans ce pays de 6 millions d’habitants.

Pendant les années de la guerre civile, ils ont armé et soutenu la junte militaire.

Après la fin du conflit, les réfugiés qui avaient trouvé un asile temporaire aux États-Unis ont été massivement renvoyés. Parmi eux, des jeunes qui ont ramené au Salvador leurs « compétences criminelles » acquises dans les rues de Los Angeles.

Puis, la politique de « tolérance zéro » à l’égard du trafic de stupéfiants, inspirée et soutenue par Washington, a exacerbé les problèmes du Salvador au tournant du XXIe siècle, ajoute José Miguel Cruz.

Et l’afflux éventuel de dizaines de milliers de Salvadoriens chassés à leur tour des États-Unis ne fera qu’ajouter une nouvelle couche de problèmes à un pays déjà extrêmement fragile, prévoient les deux spécialistes.

Le retour des « expats » attise la convoitise des gangs salvadoriens, qui voudront leur soutirer de l’argent, ou qui feront chanter leurs proches aux États-Unis en menaçant de les faire expulser.

Conséquence possible : certains d’entre eux seront tentés de grossir les rangs des gangs. « Pour les jeunes, ça peut apparaître comme la seule solution », dit José Miguel Cruz.

La plupart des personnes menacées d’expulsion seront prêtes à tout pour ne pas rentrer au Salvador, prévoit cet expert, qui est lui-même originaire de ce pays.

Beaucoup préféreront rester dans un autre pays d’Amérique latine, notamment au Mexique, au risque de déstabiliser la région entière.

Si l’administration Trump va de l’avant avec son intention de suspendre le permis de protection temporaire accordé aux 200 000 Salvadoriens, d’autres choisiront de rester illégalement aux États-Unis.

« Devinez vers qui ils se tourneront quand ils auront des problèmes de sécurité, demande José Miguel Cruz. Sûrement pas vers la police. Non, ils se tourneront vers les gangs locaux, ce qui ne fera qu’aggraver les conditions dans leurs quartiers. »

Et ce qui donnera aux gangs de nouvelles possibilités…

En d’autres mots : la politique d’expulsion, si elle est appliquée, ne fera que des perdants. Y compris aux États-Unis.

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