LA PRESSE EN EUROPE

Les hauts et les bas des structures aériennes

Les réseaux de métro posés sur des structures aériennes peuvent-ils bien s’insérer dans le cadre bâti d’une ville ? La Presse s’est rendue à Copenhague, à La Haye et à Paris pour visiter trois des « inspirations » évoquées par CDPQ Infra pour son projet montréalais du REM de l’Est. La réponse est : oui… dans certains contextes précis. UN DOSSIER DE MAXIME BERGERON

LA PRESSE AU DANEMARK

Tracés aériens : Copenhague a appris sa leçon

COPENHAGUE — Le bruit des marteaux-piqueurs et des scies rondes est presque assourdissant en cette matinée grisâtre de novembre, dans le quartier de Nordhavn. D’un côté, des travailleurs s’affairent à construire un futur quai de bateau-taxi dans les eaux glaciales de l’Øresund, le détroit qui ceinture Copenhague. De l’autre, des grues acheminent à bon rythme des matériaux aux étages supérieurs de nouveaux immeubles de bureaux.

Entre tous ces chantiers se trouve la station de métro Orientkaj, inaugurée en mars 2020. Avec ses arches bétonnées qui rappellent la forme de grues, la structure surélevée ne détonne pas du tout dans ce quartier portuaire en pleine transformation.

« C’est une métaphore de l’époque industrielle », résume l’architecte Caroline Nagel, directrice de projets à l’agence Cobe, qui a dessiné cette station brutaliste et tous les plans de réaménagement du quartier de Nordhavn.

Son cabinet a déployé de nombreux efforts pour rendre la station Orientkaj la plus discrète possible. Les piliers qui la soutiennent ont été espacés au maximum – 33 m. Un stationnement à vélos, plusieurs pistes cyclables et un petit parc ont été aménagés sous la structure haute de 13 m. Les escaliers ont été dessinés tout en finesse.

« Pour nous, c’était important de ne pas créer une brisure, d’avoir des espaces ouverts et de connecter la ville plutôt que de créer un cloisonnement avec cette station. »

— Caroline Nagel, directrice de projets à l’agence Cobe, qui a dessiné la station Orientkaj et les plans de réaménagement du quartier de Nordhavn

Cette station surélevée fait partie des « exemples d’intégrations inspirantes ailleurs dans le monde » donnés par CDPQ Infra pour son projet du REM de l’Est. La filiale de la Caisse de dépôt et placement du Québec veut construire à partir de 2023 un réseau de train automatisé de 32 km, dont les deux tiers du tracé (et 15 des 23 stations) sont prévus sur des structures aériennes. Le projet en est au stade de la planification détaillée.

Cette deuxième phase du Réseau express métropolitain, évaluée à 10 milliards, soulève de vives inquiétudes chez des experts et résidants, puisqu’elle traversera le centre-ville de Montréal et des quartiers résidentiels. La capitale danoise a aussi dû faire face à ces enjeux urbanistiques au début des années 2000. Et elle a tiré des leçons de certains choix faits à l’époque, a découvert La Presse sur place.

De faillite à succès

Ici à Copenhague, la station aérienne Orientkaj constitue une exception dans le développement récent du réseau de transport collectif. Car ces dernières années, Metroselskabet, la société publique qui construit et exploite le métro, a consacré presque toutes ses énergies – et des milliards – à creuser des tunnels profonds à une trentaine de mètres sous la terre. La plus récente ligne souterraine de 15,5 km a été inaugurée en 2019 après des prouesses d’ingénierie.

Le développement du réseau de métro est intrinsèquement lié à l’histoire récente de la ville. Au début des années 1990, Copenhague était à des années-lumière de la capitale mondiale du cool et du design qu’elle est devenue. Les usines fermaient les unes après les autres. Les familles fuyaient par milliers pour s’installer en banlieue. L’ancienne puissance manufacturière et portuaire de la Scandinavie était – littéralement – au bord de la faillite.

Pour stimuler les investissements, les autorités municipales ont voulu développer un nouveau quartier – Ørestad – à la lisière de Copenhague. Le Parlement danois a adopté une loi en ce sens en 1992, qui prévoyait du même coup la construction d’un réseau de transport.

Les promoteurs se sont posé beaucoup de questions avant de choisir le mode le plus efficace. Devraient-ils opter pour des tramways au niveau de la rue, avec des chauffeurs et des arrêts obligatoires à chaque carrefour ? Un métro entièrement surélevé, ou plutôt 100 % souterrain ?

C’est en fin de compte un modèle hybride, soit un métro automatisé avec des tronçons aériens aux lisières de la ville et entièrement enfouis sous les quartiers centraux, qui a été choisi. La construction a débuté en 1996.

Apprendre du passé

Les autorités ont travaillé sur plusieurs fronts pour concevoir ce tout nouveau système de transport. Elles ont converti en métro léger une ancienne ligne de trains qui traversait des banlieues au niveau du sol. Et érigé une structure aérienne de béton vers Ørestad, dans ce qui était alors une friche industrielle et des espaces verts. Tout le développement du quartier a été pensé autour de cette ligne.

Au même moment, des tunneliers commençaient à percer les entrailles de Copenhague, où les deux premières lignes allaient pénétrer après quelques kilomètres de tracé hors sol. Ces premières années de construction – et les conséquences qui ont découlé de certains choix – ont été riches en enseignements, admet Henrik Plougmann Olsen, président et chef de la direction de Metroselskabet, en entrevue avec La Presse.

« La leçon qu’on a apprise de ça, c’est que la meilleure façon de construire un métro dans une ville existante est de le placer dans un tunnel. Mais aussi, que c’est correct de construire une ligne surélevée dans les secteurs de la ville qu’on essaie de redévelopper. »

— Henrik Plougmann Olsen, président et chef de la direction de Metroselskabet

La construction de la ligne M2 entre l’aéroport et le centre de Copenhague a provoqué de nombreux « débats », rappelle le chef d’entreprise. Car elle a littéralement coupé en deux la banlieue d’Amager, après l’érection de hauts murs sur une distance d’environ 2 km.

Martin Einfeldt, résidant d’Amager qui a tenté de faire modifier le tracé en s’adressant aux tribunaux avec d’autres citoyens, n’en décolère pas, 18 ans plus tard. « Le bruit ne me dérange pas, et même si c’est très laid, on s’habitue, dit-il en nous faisant visiter le paisible quartier résidentiel. Mais la chose à laquelle on ne s’habitue pas, c’est ce mur de 2 km infranchissable. »

Metroselskabet ferait probablement les choses autrement aujourd’hui, dit son président. La leçon la plus importante, selon lui, c’est qu’il faut permettre aux piétons, cyclistes et automobilistes de circuler librement sous la structure, comme c’est le cas avec la nouvelle station Orientkaj. Ne pas créer une barrière physique, en somme.

Henrik Plougmann Olsen précise toutefois que les structures aériennes ne sont « pas problématiques partout » : tout dépend du contexte urbain dans lequel elles sont insérées. « Si c’est dans un secteur où il y a beaucoup d’industries ou beaucoup de bureaux, ce n’est pas un problème. Mais dans les quartiers où il y a des habitations qui sont très près des structures surélevées, c’est normalement plus difficile. »

Huit ans de travaux dans les entrailles de la ville

L’exploitant du métro de Copenhague se fait une fierté des prouesses d’ingénierie qui lui ont permis de construire des stations à plus de 30 m sous la terre, parfois collées à moins de 1 m des fondations d’immeubles. La plus profonde des 17 stations de la récente ligne circulaire – la Cityringen – a été creusée à un cheveu de la majestueuse « église de marbre » et de nombreux autres bâtiments tricentenaires. Elle est enfouie à 40 m sous terre. « Tous les immeubles ont été recensés, leur état, la présence de fissures, tout dommage antérieur a été documenté et photographié avant le début des travaux », explique Sidsel Stabell Hoppe, vice-président responsable des tunnels et de l’ingénierie souterraine du sous-traitant COWI, qui a fait les travaux. La nappe phréatique a aussi dû être maintenue exactement au même niveau pendant tout le chantier. Aucun évènement n’a eu lieu, précise l’ingénieur. Les tunnels profonds ont été percés avec des tunneliers dans le calcaire, un type de sol qui se prête bien aux projets de cette nature.

Le REM de l’Est en bref

CDPQ Infra a étudié plusieurs scénarios pour relier l’est et le nord-est de l’île au centre-ville de Montréal, à la demande du gouvernement Legault. Cet exercice a donné lieu à l’annonce d’une deuxième phase du Réseau express métropolitain en décembre 2020 : le REM de l’Est. Le groupe veut ériger 24 des 32  km de ce réseau sur des structures aériennes, une proposition qui a soulevé une vague d’inquiétude. Certains aimeraient que CDPQ Infra opte pour un tracé souterrain, au moins dans la portion centre-ville du projet. L’option de réaliser un tunnel d’une profondeur de 17 à 38 m dans ce secteur a été jugée techniquement « réalisable » par le consortium d’ingénieurs AECOM-Systra, mais CDPQ Infra estime que cette option lui ferait courir des risques financiers trop grands. La filiale de la Caisse de dépôt indique qu’elle ne serait pas en mesure de quantifier tous les aléas liés à un tel ouvrage en raison de la présence de sols mixtes et d’obstacles souterrains, comme des lignes de métro existantes et des conduites d’eau. L’option aérienne reste donc privilégiée.

Québec a nommé un comité d’experts qui se penche ces jours-ci sur les façons d’assurer la meilleure intégration architecturale et urbanistique du REM de l’Est. Plusieurs « inspirations » guident les travaux de ce comité, au-delà de celles que La Presse a visitées en Europe. La liste d’exemples internationaux publiée par CDPQ Infra ces derniers mois n’est « pas finale ni complète » et « se bonifie au fil du temps », a indiqué le porte-parole Jean-Vincent Lacroix. CDPQ Infra est responsable de concevoir, construire et exploiter ce réseau de 10 milliards de dollars, dont elle espère tirer des rendements financiers. La première phase du REM, longue de 67 km et évaluée à plus de 7 milliards, sera inaugurée graduellement à partir de l’an prochain. Il s'agit du plus important projet de transport des 50 dernières années dans la région métropolitaine de Montréal, qui compte 4,1 millions d'habitants.

Le « meilleur métro au monde »

COPENHAGUE — Inexistant il y a tout juste 20 ans, le métro de Copenhague est aujourd’hui considéré comme l’un des meilleurs systèmes au monde. Le réseau fonctionne avec de courts trains de trois voitures 100 % automatisés, qui passent toutes les 2 minutes, 24 heures sur 24.

Le réseau de 43,3 km s’étend sans cesse : une nouvelle ligne circulaire de 15,5 km et 17 stations très profondes a été inaugurée en 2019. Deux stations ont ouvert l’an dernier dans la friche industrielle de Nordhavn. Et un autre prolongement souterrain de 4,5 km et cinq stations est en construction en vue d’une mise en service en 2024.

Ce dernier prolongement coûtera l’équivalent de 1,82 milliard de dollars canadiens, indique le président de Metroselskabet. L’ensemble du réseau a coûté jusqu’ici l’équivalent de 9,6 milliards canadiens à Copenhague, dont la région métropolitaine compte 1,3 million d'habitants.

Comment le système est-il financé ? Metroselskabet, qui a repris les rênes du métro en 2007, est détenue à 50 % par la Ville de Copenhague, à 41,7 % par le gouvernement danois et à 8,3 % par la municipalité voisine de Frederiksberg. Cette société publique a une « mission commerciale », précise son dirigeant, mais chaque prolongement du métro doit faire l’objet d’un débat – et de l’adoption d’une loi – au Parlement danois.

« Il y a toujours des débats sur la nécessité de construire telle ou telle ligne, explique Henrik Plougmann Olsen. Ce sont des débats normaux dans une démocratie, si vous voulez. Mais la procédure est simple : dans la dernière décennie, nous avons eu quatre débats de la sorte, et nous avons fait quatre extensions. »

Metroselskabet contracte des prêts garantis par l’État danois, ce qui lui permet d’avoir accès à de très faibles taux d’intérêt. Elle rembourse ses emprunts avec les revenus d’exploitation des nouvelles lignes. La société s’attend à ne plus avoir de dette en 2065. L’exploitation quotidienne et l’entretien de tout le réseau ont été confiés à un consortium privé.

S’il remporte des prix internationaux pour son efficacité, le métro de Copenhague ne fait pas que des heureux. La militante écologiste Stine Linnemann, qui briguait un poste de conseillère municipale aux élections du 16 novembre dernier, déplore le coût élevé du système, la vente massive de terres publiques à des promoteurs privés et la destruction d’habitats naturels pour faire place au réseau.

« Si je pouvais retourner dans le temps, j’aurais souhaité qu’on puisse arrêter avant qu’il ne soit trop tard, lance-t-elle en entrevue. Des tramways auraient été beaucoup moins chers. C’est ça qu’on avait traditionnellement ici et ça fonctionne très bien. »

L’avis d’un expert

Sylvain Gariépy, président de l’Ordre des urbanistes du Québec, estime que les autorités de Copenhague ont bien fait leurs devoirs avec la station Orientkaj, située dans une friche industrielle en pleine transformation. « Elle est adaptée à son contexte, parce que le contexte, on le transforme aux pourtours de la structure. On crée de l’espace, on pense les réseaux actifs, en amont, comment ça va traverser en dessous de la structure, comment ça va être aménagé, pour éviter l’effet de barrière. » La distance entre la station et les immeubles environnants apparaît suffisante « pour minimiser les impacts, entre le cadre bâti et la structure », ajoute-t-il. Des principes qui pourraient guider le projet montréalais du REM de l’Est.

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