Le raz-de-marée NEIPA
Il fut un temps pas si lointain où les microbrasseries du Québec se lançaient en offrant une gamme de bières qui s’articulait autour d’une ale blonde, d'une rousse, d'une blanche et d'une noire, histoire de plaire à tout le monde. De nos jours, le marché se décline en trois lettres, IPA, presque essentiellement dans son interprétation néo-anglaise. Apparue comme une mode il y a tout juste cinq ans, la NEIPA s’est maintenue contre vents et marées et assure aujourd’hui une domination presque sans partage.
La boutique spécialisée Ça coule à flots, de La Prairie, publiait récemment sur les réseaux sociaux le top 5 de ses ventes pour le mois de janvier. La Catnip de Noctem, l’IPA du Nord-Est de Boréale, Ta Meilleure de Lagabière, la série HYPA de la Brasserie du Bas-Canada et la Hazy d’Overhop, toutes des IPA dans le style développé en Nouvelle-Angleterre, fruitées, juteuses et troubles à souhait.
« C’est une bière facile d’accès, c’est plus grand public, c’est le genre de produit que l’on va proposer aux néophytes qui veulent s’initier aux India Pale Ale », nous explique Jolyane Lavoie, copropriétaire de la boutique de la Rive-Sud. « Les gens qui ont peur de l’amertume trop prononcée, et ceux qui aiment les trucs maltés vont aussi se tourner vers les NEIPA. » À tel point que la jeune femme soutient qu’il existe maintenant des inconditionnels du style. « Il y en a qui ne veulent pas autre chose », affirme-t-elle.
Quand Gabriel Dulong, maître-brasseur de Boréale, a brassé sa première IPA du Nord-Est en 2017 – elle était à l’époque offerte uniquement en fût –, il n’avait aucune idée de l’ampleur que le phénomène allait prendre. Pas plus qu’il n’aurait cru que sa bière allait devenir la référence en la matière. Aujourd’hui, il continue de la brasser, en plus d’entretenir la ferveur des amateurs avec de nouveaux produits : la Tourbillon polaire, collaboration avec Messorem Bracitorium, a littéralement enflammé le petit milieu brassicole québécois en février dernier.
« Ce phénomène est bien plus qu’une vague », assure-t-il.
« Je suis dans le milieu depuis pas loin de 14 ans et à l’époque, on parlait de la saveur de l’année, que ce soit la West Coast IPA, l’IPA noire ou la Brut IPA. Mais avec la NEIPA, c’est resté et c’est devenu énorme. »
— Gabriel Dulong, maître-brasseur de Boréale
« Il y a même des brasseries dont le plan d’affaires est développé autour de ce seul style de bière », ajoute-t-il.
C’est justement le cas de la Brasserie Alpha, à Québec, qui a vu le jour il y a moins d’un an et qui s’affirme déjà avec une gamme de bières houblonnées à souhait. Au-delà d’une image de marque bien ficelée, la qualité doit être au rendez-vous dans un marché où l’on commence à jouer du coude. « La NEIPA est un style très difficile à faire, elle vieillit mal et elle oxyde facilement, nous explique le copropriétaire David Martel. Notre brasseur Alex [Ouellet] a fait ses classes à La Voie Maltée alors que son frère Étienne a une formation de chimiste, il assure le contrôle de la qualité et apporte une rigueur scientifique derrière le brassage. »
C’est aussi pertinent d’offrir quelque chose qui se distingue en bouche. Alpha mise pour sa part sur des bières « légèrement plus amères que les grosses NEIPA juteuses axées sur la rondeur ». « Elles vont toujours avoir un petit kick de houblon, c’est notre signature », soutient David Martel.
L’influenceuse Émilie Leclerc, mieux connue sous le nom de P’tite bière, s’est d’abord fait remarquer sous le nom de « NEIPA Monster » alors qu’elle partageait sur le web les bars et restos où l’on pouvait trouver des fûts d’IPA du Nord-Est, de Boréale. Forte d’une certification de serveur de bière accrédité à l’Institut Cicerone, elle a depuis élargi ses horizons, mais elle conserve son affection pour les IPA néo-anglaises.
« Avant, c’était malté ou amer, on ne jouait pas avec la symphonie qu’un houblon peut amener à la bière, explique-t-elle. Les brasseurs mettent le houblon quand le moût refroidit, ce qui libère des arômes plutôt que de l’amertume. On peut vraiment aller chercher des profils aromatiques différents. Si la majorité des gens est attirée par le hype entourant les NEIPA, les adeptes commencer à développer une palette de goût et vont ainsi choisir les houblons qu’ils préfèrent. »
« Je pense d’ailleurs que les brasseurs vont exploiter de plus en plus de houblons expérimentaux, ils veulent briser le mythe que tous les houblons goûtent la même chose, enchaîne la blogueuse. Plus les gens vont se renseigner, plus les brasseries vont continuer de vouloir satisfaire leur clientèle, plus cette passion va continuer de grandir. »
Cet engouement incessant pour de nouveaux assemblages houblonnés a d’ailleurs littéralement entraîné la création d’un nouveau modèle d’affaires où l’amateur se déplace volontiers pour aller chercher la toute dernière concoction de sa microbrasserie préférée, toujours de plus en plus fraîche.
« Certains vont dire que le phénomène NEIPA a donné naissance à un esprit de créativité qui laisse plus de place aux artistes qu’aux scientifiques », soutient Gabriel Dulong.
« Certains vont maintenant utiliser des arachides, du bacon, des fruits frais, ça nous pousse à être imaginatifs. Mais il faut tout de même faire attention avec des produits allergènes. »
— Gabriel Dulong
« Même chose pour les bières qui peuvent continuer de fermenter dans la canette et qui pourraient représenter un risque physique pour les consommateurs », ajoute-t-il.
Gabriel Dulong ignore si le marché va continuer de se développer avec l’avènement des « bières-cocktails », mais il est convaincu que la NEIPA est là pour de bon. « Les gens sont prêts à payer une prime pour la NEIPA, fait-il remarquer avec justesse. Ils peuvent dépenser jusqu’à 8 $ pour une canette de NEIPA, mais vont rarement vouloir payer plus de 4 $ pour une bonne Pilsner, qui prend pourtant trois fois plus de temps à brasser... Pour les microbrasseries qui commencent, c’est bien normal de brasser une NEIPA s’ils veulent renflouer leurs coffres. »