Grande enquête

Bavures fatales

Ils sont morts de soif, étouffés par leur ceinture de contention, la gorge brûlée par du détergent, ou tués par un médicament trop puissant. Pas moins de 200 aînés et personnes vulnérables sont morts au cours des 20 dernières années à la suite d’accidents médicaux dans des résidences qui les hébergeaient, montre un décompte de La Presse. Et cela n’est que la pointe d’un invisible iceberg, puisque ces bavures fatales sont sous-rapportées.

Une grande enquête de Katia Gagnon, Gabriel béland, tristan péloquin et simon-olivier lorange

Mort de soif en CHSLD

Québec — Claude Garneau avait soif. Il a passé les deux derniers mois de sa vie à avoir soif. Jusqu’à en mourir. Son histoire, jamais médiatisée, est probablement l’une des plus crève-cœur parmi les quelque 200 rapports du coroner qui, depuis 20 ans, se sont penchés sur des accidents médicaux survenus dans des lieux où l’on héberge des aînés et des personnes vulnérables.

Les aînés sont les premières victimes des accidents médicaux, démontre la recension par La Presse de plus de 900 rapports de coroners qui ont enquêté sur les bavures fatales dans l’ensemble du réseau de la santé. Ce décompte inédit nous permet de braquer les projecteurs sur les décès qui relèvent de l’erreur ou de la négligence du personnel de soins, ce que ne permet pas de faire le rapport annuel produit par le Ministère sur les incidents et accidents dans le réseau.

Les résidences privées pour aînés et les centres d’hébergement et de soins de longue durée (CHSLD) cumulent près de 160 morts résultant d’accidents médicaux en deux décennies. Plus de 40 autres accidents médicaux mortels sont survenus dans des résidences pour personnes vulnérables telles les déficients intellectuels, les handicapés ou les personnes souffrant de maladie mentale. Tous établissements confondus, en incluant les hôpitaux, les victimes d’accidents médicaux sont en général des aînés : plus de la moitié des personnes mortes (56,2 %) étaient âgées de plus de 60 ans.

Mais revenons à Claude Garneau. L’homme de 84 ans, qui était en perte d’autonomie, vivait au CHSLD Saint-Augustin, près de Québec. Veuf et père de trois enfants, il souffrait d’une quinzaine de problèmes de santé. Il avait notamment de la difficulté à manger et à boire sans s’étouffer.

C’est à l’été 2015 que la famille constate que l’homme est mal en point. M. Garneau a été changé d’étage. Sa santé périclite. Une réunion est organisée le 3 septembre avec un membre de la famille et le personnel soignant.

« La famille souligne que M. Garneau n’a pas à portée de main un pichet d’eau. Bien qu’un avis général ait été diffusé pour que chaque patient reçoive de l’eau, la consigne ne semble pas avoir été respectée. »

— Extrait du rapport de la coroner Andrée Kronström

Cinq jours plus tard, le médecin « constate que l’hydratation du patient est insuffisante ». Visiblement préoccupé, le médecin repasse au chevet de l’homme 72 heures plus tard. Il constate que la situation ne s’est pas améliorée et prescrit « une augmentation de l’apport hydrique quotidien ».

Début novembre, M. Garneau est grabataire : il ne peut plus quitter son lit. Le 11 novembre, le médecin remarque qu’il est assoiffé, sa peau et sa langue sont sèches. Il insiste de nouveau sur l’importance d’hydrater l’homme. Il demande aussi que les apports d’eau soient inscrits au dossier.

Des résultats de test en laboratoire ne mentent pas : ils trouvent dans le sang du patient une « augmentation considérable du sodium » liée à la déshydratation. Le lendemain, le médecin informe la famille : la déshydratation est chronique. Puis le 13 novembre, sa condition périclite, les traitements palliatifs commencent, il devient inconscient et « fait de nombreuses pauses respiratoires ».

Claude Garneau meurt dans la nuit du 13 au 14 novembre.

La coroner conclut que l’octogénaire est mort d’hypernatrémie – augmentation du taux de sodium dans le sang – en lien avec une déshydratation chronique. « Apport hydrique insuffisant », note le rapport.

L’automne 2015 a été difficile au CHSLD Saint-Augustin. Deux décès se sont retrouvés coup sur coup sur le bureau du coroner : celui de Claude Garneau et celui de René Bélanger, qui, juste avant sa mort, s’est fait administrer par erreur une double dose de médicament à cinq reprises.

Le coroner conclut que l’erreur « n’a probablement pas contribué au décès ». Il note cependant qu’elle aurait pu être mortelle chez d’autres patients. Elle s’est produite selon l’enquête à cause d’une erreur mathématique ; une règle de trois mal appliquée. Mais elle découle aussi, selon le coroner, du fait que l’infirmière de garde ce soir-là, seule autorisée à évaluer les patients et à ajuster les traitements, avait 175 patients à sa charge et qu’elle était débordée.

Le CHSLD Saint-Augustin assure aujourd’hui avoir appliqué toutes les recommandations du coroner faites dans la foulée de ces deux morts, et même davantage. Les infirmières ont maintenant moins de patients à leur charge et la méthode de calcul pour les médicaments a été révisée, assure Sylvie Bonneau, directrice des soins infirmiers du CIUSSS de la Capitale-Nationale. Après la mort de Claude Garneau, l’établissement a aussi « mis en place une formation sur la déshydratation, qui est obligatoire », explique Mme Bonneau.

« Ma mère pourrissait de l’intérieur »

La première cause de décès des aînés morts à la suite d’un accident médical, ce sont les soins médicaux déficients. Mauvais diagnostic, plaies de lit non soignées, ou carrément négligence. La deuxième, ce sont les erreurs de médication : on administre le mauvais médicament ou une dose trop importante. Et la troisième concerne la sécurité des gens âgés, comme les alarmes qui ne fonctionnent pas sur les portes de sortie, par exemple.

Les soins médicaux déficients, c’est exactement ce qui a tué Gilberte Lemieux. En avril 2011, l’état de santé de la dame de 83 ans se détériorait depuis plusieurs jours, au CHSLD de Saint-Eustache, lorsque le médecin a enfin compris ce qui clochait : Mme Lemieux avait une plaie de lit « béante » et « surinfectée » au coccyx, que le personnel infirmier n’avait pas notée dans son dossier.

« Gestion des soins de santé déficiente », personnel qui a « travaillé en silo », lacunes importantes dans le suivi clinique. Les rapports du coroner, du Protecteur du citoyen et du CSSS Lac-des-Deux-Montagnes qui ont suivi la mort de cette dame, en avril 2011, n’ont pas été tendres à l’égard du personnel qui en avait soin.

« Ma mère pourrissait de l’intérieur », se remémore son fils, Gilbert Vachon, en entrevue avec La Presse, qui a mené un long combat pour obtenir le dossier de sa mère et s’assurer qu’une enquête aille au bout de l’affaire.

« Quand elle est arrivée à l’hôpital, elle était en train de se décomposer. Ce n’est pas quelque chose d’agréable à dire, mais c’est ça qui s’est passé. »

— Gilbert Vachon, fils de Gilberte Lemieux

Arrivée au CHSLD de Saint-Eustache en mars 2010 après avoir subi un accident vasculaire cérébral, Mme Lemieux avait d’importantes difficultés de motricité. Le rapport d’enquête du CSSS souligne qu’elle souffrait aussi de « difficultés d’adaptation », qu’elle était très anxieuse et « très exigeante » à l’égard du personnel, qui avait du mal à répondre à toutes ses attentes.

Quelques mois après son arrivée, le personnel a noté une « atteinte à l’intégrité de la peau » au coccyx de Mme Lemieux. Un plan d’intervention avec une crème protectrice a été établi. Aucun suivi de contrôle n’a cependant été inscrit au dossier, jusqu’à ce que, quatre mois plus tard, une infirmière note que la rougeur était devenue une plaie. Le médecin n’en a pas pour autant été avisé immédiatement. Lors de quatre visites qu’il a faites au CHSLD, il n’a pas examiné la plaie de Mme Lemieux.

« Elle disait au médecin qu’elle avait mal au dos. Lui, il ne lui baissait pas les culottes pour voir. Il n’y a rien dans le dossier qui lui indiquait qu’il y avait un problème », affirme son fils.

Quand le médecin a finalement examiné la plaie pour la première fois, celle-ci était déjà très profonde et malodorante. Au moment de son transfert à l’hôpital, Mme Lemieux n’était pas allée à la selle depuis huit jours et avait une accumulation de matières fécales dans le rectum.

« Moi, elle me disait qu’elle avait du feu dans les fesses. J’ai lavé ma mère, mais sans jamais regarder, j’avais une certaine pudeur. Aujourd’hui, si j’ai un message à lancer aux gens, c’est que si vous avez des parents en CHSLD qui se plaignent de douleurs, n’hésitez pas à regarder. Et aussi, si un malheur se produit, demandez une enquête du coroner. »

— Gilbert Vachon, fils de Gilberte Lemieux

Dans ce cas-ci, l’enquête du coroner a été demandée plus d’un mois et demi après la mort de Mme Lemieux. La coroner Catherine Rudel-Tessier a conclu qu’il était déjà trop tard pour soigner la patiente lorsqu’elle a été transférée à l’hôpital : « Mme Lemieux n’aurait pas dû mourir de cette façon et à ce moment-là. Il lui aurait fallu des soins appropriés. Son décès aurait pu être évité. »

À la suite de sa propre enquête pour découvrir les « défaillances systémiques » qui ont mené à ce décès, le CISSS des Laurentides a notamment mis sur pied un « registre des plaies de pression » couvrant ses 14 centres d’hébergement. « Toutes les lésions de pression sont obligatoirement déclarées », assure la porte-parole Thaïs Dubé, et les employés suivent une formation particulière sur les soins de plaies dès leur embauche.

Les recommandations découlant des différentes enquêtes, explique Mme Dubé, « ont fait l’objet d’un strict suivi afin de s’assurer que nos équipes aient tous les outils nécessaires pour qu’une telle tragédie ne se reproduise plus jamais ».

Les dessous de notre enquête

En novembre dernier, notre recherchiste, William Leclerc, a demandé au Bureau du coroner de nous envoyer tous les rapports décrivant des décès correspondant à des accidents médicaux ayant eu lieu entre 1998 et 2018, qu’ils soient survenus en hôpital, en CHSLD, dans des résidences privées pour aînés ou des ressources intermédiaires pour personnes déficientes ou souffrant de maladie mentale.

Ces cas sont disséminés dans la banque de données du Bureau du coroner sous les termes de « décès accidentel » ou de « mort naturelle » et ne sont pas nécessairement faciles à repérer. Le transfert des rapports s’est donc fait en plusieurs parties, s’échelonnant sur les mois de décembre, janvier et février. Il faut préciser que les coroners, débordés par la tâche, accusent parfois beaucoup de retard dans la production de leurs rapports, ce qui peut expliquer le faible nombre de rapports transmis pour les années 2017 et 2018.

Nous avons volontairement exclu du décompte les morts causées par des étouffements, des chutes ou des incendies majeurs, des événements qui sont très souvent purement accidentels. Finalement, 101 rapports ont aussi été exclus du décompte car ils ne correspondaient pas à la définition d’un accident médical. Au total, notre document final compte 926 entrées entre les années 1998 et 2018.

Le ministère de la Santé définit ainsi un accident médical : une action ou une situation où le risque se réalise et est, ou pourrait être, à l’origine de conséquences sur l’état de santé de l’usager. Dans le cas qui nous occupe, la conséquence était extrême, soit la mort. Dans la plupart des rapports que nous avons recensés, les coroners avaient jugé la mort évitable, ou alors ont recommandé aux ordres professionnels de se pencher sur la qualité des soins offerts aux patients.

Quatre personnes ont participé à la lecture et à la recension de ces rapports, les journalistes Katia Gagnon et Caroline Touzin, ainsi que deux stagiaires, Manon Louvet et Félix David. Cette opération de lecture s’est étendue sur plusieurs mois.

Nous avons noté pour chaque cas le nom, l’âge du patient, l’année de la mort, l’établissement mis en cause ainsi que la région. Nous avons également noté le type d’accident médical, classifiant chaque rapport dans l’une de ces catégories : opération, médication, surveillance, accouchement, transfert, appareil, contention et soins médicaux. Cette dernière catégorie inclut notamment les diagnostics erronés, le suivi médical déficient et les soins infirmiers.

Sur 928 dossiers, nous en avons recensé 172 plus dramatiques, où les accidents étaient plus manifestes, ou alors très étonnants.

Nos experts en données, Thomas de Lorimier et Pierre Meslin, ont ensuite fait des compilations par âge, par établissement, par région, ainsi que par cause de décès.

Nous avons ensuite soumis nos données au professeur André-Pierre Contandriopoulos, de l’École de santé publique de l’Université de Montréal, qui nous a épaulés dans l’analyse avancée des données.

La pointe de l’iceberg

Quand Lucie Gibeau s’est rendue à la résidence Parc Jarry un dimanche matin de décembre 2009, elle se doutait bien de la nouvelle qui l’attendait. Son père Maurice, 84 ans, était extrêmement malade et n’avait plus de qualité de vie. Problèmes pulmonaires, cardiaques, anxiété, dépression. Depuis un bon moment, il attendait la mort.

Elle ne s’est donc pas formalisée lorsqu’un médecin sur place lui a offert ses condoléances avant même qu’elle sache que son père s’était éteint. Une simple maladresse, s’est-elle dit. Elle n’a pas davantage posé de questions lorsque le même médecin lui a demandé de valider l’heure estimée de la mort.

La réalité, c’est que personne ne savait le moment auquel M. Gibeau avait rendu son dernier souffle. Car le préposé de nuit avait débranché le système d’appel d’urgence au début de son quart de travail à 22 h 30 afin de pouvoir dormir. Il n’a fait aucune ronde pendant la nuit – les images de surveillance confirment qu’il n’a fait aucun déplacement de 23 h 45 à 5 h 45. Il a réactivé le système d’urgence à 6 h 30.

Ce n’est qu’au petit matin que le résidant a été trouvé sans vie, emporté par un épisode d’insuffisance respiratoire. Mourir étouffé était l’une de ses phobies, raconte sa fille Lucie.

Or, la famille ignorait tout de cette situation. Pire encore, c’est un journaliste, alerté par une dénonciation anonyme, qui a mis Mme Gibeau au courant des circonstances entourant la mort de son père.

Elle a finalement pu rencontrer les autorités du CSSS du Cœur-de-l’Île, établissement auquel la résidence Parc Jarry, une ressource intermédiaire, était rattachée.

« Ils avaient l’air complètement déconnectés. Ils me disaient de ne pas m’en faire, que ce n’était pas ce qui était arrivé. Ils n’ont jamais voulu accepter de dire qu’il y avait eu négligence. À un point tel que j’ai fini par douter que l’histoire était vraie. »

— Lucie Gibeau

La coroner Catherine Rudel-Tessier s’est emparée de l’affaire au mois de mai 2010. Son rapport est sans appel : la conduite de l’employé de nuit est « contraire à toute éthique professionnelle ». Elle précise toutefois qu’il est impossible de savoir si la négligence est en cause dans la mort de M. Gibeau.

L’Association québécoise de défense des droits des personnes retraitées (AQDR) a déposé une plainte criminelle contre la résidence Parc Jarry en 2011, mais aucune accusation n’a été déposée. Le préposé a été congédié et on a mis en place un système qui force l’équipe de nuit à faire des comptes rendus systématiques.

Des chiffres inquiétants

Ce silence de la part d’un établissement, expérimenté par la famille Gibeau, est loin d’être un cas isolé. À de très nombreuses reprises dans les 900 rapports consultés par La Presse, les coroners se plaignent de ne pas avoir été informés d’un décès.

« C’est nettement sous-déclaré, ces problèmes-là », déclare sans ambages le coroner Jean Brochu, également médecin, qui a été mandaté par le Bureau du coroner pour répondre à nos questions. Par crainte d’être tenus responsables ou par simple ignorance, les médecins négligent souvent de déclarer une mort accidentelle.

« Si le résultat de l’histoire peut passer comme une mort naturelle, il arrive souvent qu’il ne soit pas déclaré. Et c’est très difficile d’avoir une idée de ce qui est sous-déclaré, parce que, précisément, ça ne l’est pas. »

— Le coroner Jean Brochu

Le professeur Régis Blais, vice-doyen de l’École de santé publique de l’Université de Montréal, a participé à deux des rares études qui se sont penchées sur la question des accidents médicaux. Dans l’une d’elles, publiée en 2008, il a notamment comparé les rapports d’accidents et d’incidents, qui doivent être remplis par les hôpitaux dans de tels cas, avec les dossiers des patients. Dans seulement 15 % des cas où un accident médical était survenu – pas nécessairement mortel –, l’hôpital avait bel et bien rempli un rapport d’accident.

Les médecins, observe-t-il en entrevue avec La Presse, « ne prennent pas le temps de remplir ces rapports. Si ça prend plus que deux minutes, ils ne s’en occupent pas. Ce sont les infirmières qui les remplissent. Et souvent, il y a bien des choses qu’elles ne peuvent pas voir… » De plus, les médecins ont parfois peur des conséquences. « S’il arrive quelque chose de grave et qu’un médecin ne veut pas être blâmé, il peut éviter de le déclarer, par peur des représailles. C’est évidemment de la mauvaise pratique », dit M. Blais.

« En 2015, un collègue a eu affaire à un neurochirurgien d’expérience, d’un grand hôpital de Montréal. Il lui a demandé pourquoi il n’avait pas déclaré un décès. Il lui a répondu qu’il n’avait pas besoin du coroner, car il savait pourquoi le patient était mort ! En 15 ans, il n’avait jamais fait appel au coroner. Et c’est un neurochirurgien ! Avez-vous une idée combien on a manqué de décès ? », s’indigne le coroner Brochu.

Normalement, tous les établissements de santé sont tenus de remplir des rapports chaque fois que surviennent en leurs murs des incidents ou des accidents de nature médicale. Les incidents n’ont pas d’impact sur les patients, mais, dans le cas des accidents, il y a un impact sur le patient, la conséquence ultime étant la mort.

Ces événements sont ensuite colligés par le ministère de la Santé dans un rapport annuel. Depuis 2011, on observe que le nombre de décès déclarés a plus que doublé, passant de 198 en 2011 à 421 en 2017… probablement pas parce qu’on y meurt plus, mais parce que les établissements les déclarent davantage, croient les experts.

Ainsi, notre enquête, estime André-Pierre Contandriopoulos, lui aussi professeur à l’École de santé publique de l’Université de Montréal, « n’est que la toute petite pointe d’un énorme iceberg ». Les cas déclarés au coroner, estime-t-il, sont bien inférieurs à la réalité. Même les rapports d’incidents et d’accidents sont « éclairants, mais pas suffisants », croit-il.

« Il faut que les établissements prennent l’habitude de déclarer. Et que cette déclaration ne soit pas l’admission d’une erreur, mais plutôt une façon de s’améliorer. Malheureusement, dans les hôpitaux, les mentalités ne sont pas encore rendues là. »

— André-Pierre Contandriopoulos, professeur à l’École de santé publique de l’Université de Montréal

Les familles à la rescousse

En l’absence de déclaration par les médecins ou les établissements, les coroners doivent donc parfois compter sur les archivistes des hôpitaux, qui voient passer tous les dossiers, ou alors sur les familles elles-mêmes pour déclarer des morts qui auraient dû être signalées par les établissements.

Des exemples ? La mort de Christine Sasseville, 39 ans, survenue lors d’un accouchement qui a mal tourné en 2009, n’a jamais été signalée au coroner par l’hôpital Maisonneuve-Rosemont, où elle est survenue. C’est son conjoint qui a dû appeler lui-même le Bureau du coroner. Or, le jugement de la coroner Catherine Rudel-Tessier est lapidaire : « Malheureusement, la patiente n’a pas eu tous les soins que nécessitait son état. »

Même scénario dans le cas de Steve Gagné, 47 ans : ses proches ont dû eux-mêmes signaler le décès au coroner en 2012, un an et demi après la mort de M. Gagné, emporté par une embolie pulmonaire 18 heures après son congé de l’hôpital. La femme d’Yves Adam, 62 ans, a elle aussi dû réclamer l’intervention du coroner, sept mois après la mort de son mari à cause d’une surdose d’opioïdes. Le coroner conclura que son mari « n’aurait pas dû mourir cette nuit-là ».

Parfois, les établissements signalent les morts, mais avec beaucoup de retard. Le Centre hospitalier de l’Université Laval a mis près de 20 jours à signaler au coroner la mort de la petite Maïka Patry, 5 ans, en 2013. Ou alors, les médecins ne collaborent pas. « J’ai demandé à deux reprises par écrit au Dr B. de m’expliquer le congé de madame malgré le fait que son état semblait tout à fait instable », écrit le coroner Luc Malouin à la suite de la mort de Régina Brisson en 2005.

Et les enquêtes internes réalisées par les hôpitaux sont, dans certains cas, bâclées : trois ans après la mort de Claudette St-Onge, en 2007, le coroner Jacques Ramsay conclut que l’enquête menée par le Centre hospitalier de l’Université de Montréal (CHUM) était « sommaire, et à [son] sens, insuffisante » et qu’il ne peut en entériner les conclusions.

Or, tous ces délais compliquent considérablement la tâche des coroners. « Le corps était déjà embaumé et l’autopsie n’était plus possible », note le coroner Jacques Ramsay en 2005 lors de la mort de Roger Dulude, signalée huit jours après le fait par le CHSLD de Bedford. Dans le cas d’Éric Pollard, mort en 2012, le coroner n’a jamais pu déterminer si la victime avait été empoisonnée par un proche, comme le croyait sa famille, car le corps du défunt avait été… incinéré.

Une litanie d’horreurs

Ils étaient souvent âgés, toujours vulnérables. Ils sont morts dans d’affreuses circonstances. Voici leur histoire.

La gorge brûlée par du détergent

Germaine Dubé, 75 ans, demeure dans un CHSLD de Montréal au cours des derniers mois de sa vie. Elle est retrouvée en novembre 2010 inconsciente, avec à ses côtés un verre et un contenant de nettoyant pour baignoires mal fermé. Le produit qu’elle a ingéré, laissé par erreur dans la salle de bains, est très toxique et corrosif. On lui fait boire de l’eau, mais elle meurt 20 heures après l’ingestion du liquide.

L’oxygène dans le corridor

Diane Gagné, 85 ans, vit au CHSLD de l’hôpital de Sainte-Anne-de-Beaupré en 2013. La femme est oxygéno-dépendante et porte en permanence une lunette nasale reliée à un concentrateur d’oxygène. Elle dépend de cet oxygène pour survivre. Sauf que l’appareil est bruyant. On le place donc dans le corridor de l’établissement, indique le coroner. « Il est évident qu’en procédant ainsi, on accentue les risques de bris ou de mauvais fonctionnement avec pour conséquence un manque d’oxygène pour la personne dont la vie en dépend », indique le coroner Luc Malouin. C’est d’ailleurs ce qui se produit. On ignore par qui et comment l’appareil a été débranché. La pratique, note le coroner, « met la vie de ces patients en danger ». Des propos prémonitoires, puisqu’une autre mort survient moins d’un an plus tard dans le même établissement… et les mêmes circonstances.

Du fentanyl par erreur

Pierrette Montreuil, 67 ans, est hébergée dans une résidence intermédiaire. En octobre 2011, elle est découverte par le personnel, presque inconsciente. Elle est transportée à l’hôpital du Suroît. Là-bas, on s’aperçoit qu’elle porte au dos un timbre de fentanyl. Or, elle n’a jamais eu d’ordonnance de fentanyl. Son médecin lui avait prescrit des timbres de nitroglycérine. « Après des recherches, on a élucidé le problème. Le timbre de fentanyl allait à un autre patient. Il a recu le timbre de nitro, tandis que Mme Montreuil a eu la malchance de recevoir le timbre de fentanyl », écrit le coroner Roger Laberge.

Lunettes manquantes, erreur mortelle

Christian Genest, 54 ans, demeure en 2015 au centre La Traversée, qui offre des services d’hébergement aux personnes souffrant de déficience intellectuelle ou de maladie mentale et qui est sous contrat avec le CISSS de l’Est-de-l’Île-de-Montréal. À 9 h, l’intervenante en service fait la distribution des médicaments. Elle se trompe et administre à Christian Genest le pilulier d’un autre bénéficiaire, dont une forte dose de clozapine. « L’intervenante, écrit le coroner Gilles Sainton, a déclaré ne pas avoir mis ses lunettes avant de remettre la médication à M. Genest. »

Ébouillanté dans son bain

En mars 2008, Réjean Simoneau est amené dans la salle de bains du CHSLD de Québec où il réside. Le préposé, employé d’une agence, est nouveau. Il descend la chaise de Réjean Simoneau dans l’eau, mais l’homme de 39 ans, lourdement handicapé, se met à hurler au contact de l’eau, beaucoup trop chaude. La peau de Réjean Simoneau est en lambeaux. Le préposé affirme avoir vérifié la température de l’eau, mais vérification faite, la situation ne résulte pas d’une défectuosité du robinet. Le préposé sera reconnu coupable de négligence criminelle après le décès de M. Simoneau.

Mort de froid… dans sa chambre

Quant à David McQuaid, 59 ans, qui résidait en 2002 dans une résidence intermédiaire gérée par l’hôpital psychiatrique Douglas, il est mort d’hypothermie. Lorsque les ambulanciers sont appelés au Pavillon des Pins, ils constatent qu’il fait environ cinq degrés dans la chambre de M. McQuaid. Bref, la victime est morte de froid dans sa chambre. L’homme se trouve également, jugent les ambulanciers, dans un état d’hygiène très déficient. Lors d’une visite, la coroner constate que le seul préposé en poste à la résidence, où vivent 16 patients, travaille à un rythme effréné. « Il est dans un état d’occupation extrême », juge Line Duchesne.

Mort couché dans la neige

Ludger Dubé, 88 ans, est retrouvé couché dans la neige en décembre 2016, près d’une maison en construction à Saint-Joseph-de-Lepage. Les portes de la résidence privée pour aînés où il vivait étaient réputées être verrouillées en tout temps. Sauf que le système était vieux et l’alarme ne fonctionnait plus. Il faisait - 14 °C cette nuit-là. Les préposés ont mis du temps avant de déclencher l’alarme. « Il aurait été nettement souhaitable que l’alarme soit donnée plus rapidement », dit la coroner Renée Roussel.

Centenaire oubliée au CHSLD

Alma Mailloux, malgré ses 106 ans, est dans une condition physique remarquable, note le coroner Sylvain Truchon en 2016. Elle est autonome, s’alimente seule et jouit de toutes ses facultés mentales. Elle fait une chute qui, selon le médecin traitant, provoque de multiples fractures. Aucun examen d’imagerie médicale n’est pratiqué : on la replace simplement dans son lit. La famille avait signé, par le passé, des documents pour des « soins de confort », advenant une détérioration de son état : on vise à ce que le patient ne souffre pas, mais on exclut de prendre des mesures pour la garder en vie. Mme Mailloux refuse de s’alimenter. « Je suis d’avis que les blessures sont très souffrantes et n’incitent pas à la bombance », note le coroner Sylvain Truchon. Pendant six jours, le personnel ne se préoccupe pas d’elle, se bornant à lui injecter des doses de plus en plus importantes de morphine. « Pourquoi la condition physique de Mme Mailloux n’a-t-elle pas fait l’objet d’une évaluation complète ? Pourquoi les doses de morphine ont-elles été augmentées significativement au point d’entraîner son décès ? », se demande le coroner.

Étranglée par sa contention

En 2010, Aline Daigneault, 73 ans, réside depuis trois ans au CHSLD Trèfle d’or, à La Prairie. Mme Daigneault s’agite beaucoup dans son lit : le médecin ordonne l’application de ridelles au lit, puis d’une ceinture de contention. Le 28 décembre, pendant la nuit, on change la culotte d’incontinence de Mme Daigneault. On lui enlève sa contention pour le changement, puis on la remet de façon incorrecte. Ce soir-là, il y a sept employés sur place pour 130 patients. Le centre s’étend sur quatre étages. Deux heures plus tard, l’infirmière auxiliaire retrouve Mme Daigneault inconsciente dans son lit. Elle a le torse écrasé par la ceinture de contention. Lorsqu’elle est découverte, aucune manœuvre de réanimation n’est entreprise, ce qui provoque l’indignation du coroner Michel Ferland. « Que de temps perdu ! », écrit-il, déplorant le manque de personnel. « Ce travail ne peut se faire comme un travail à la chaîne. »

Portes verrouillées pour les ambulanciers

Après avoir fait plusieurs chutes, Patricia Duquette, 90 ans, est alitée en permanence à la Résidence des Boulevards de Montréal au cours de l’année 2008. Comme elle semble souffrante, un médecin lui prescrit de la morphine par téléphone, sans même avoir vu la patiente. Le 26 mai, elle va si mal que les ambulanciers sont appelés. À leur arrivée sur place, ils se heurtent à une porte fermée et personne ne vient les accueillir. Quelques instants plus tard, par hasard, un employé leur donne accès à l’immeuble. À la chambre de Mme Duquette, la porte est également verrouillée. Les cloches d’appel et les sonnettes d’urgence ne semblent pas fonctionner. Il n’y a aucun personnel de nuit présent à l’étage. Le médecin d’Urgences-santé s’inquiète « du fait qu’elle n’a peut-être pas eu les soins dont elle avait besoin », note la coroner Catherine Rudel-Tessier, qui soulève de nombreuses questions sur la qualité des soins fournis à la résidence. Durant la nuit, cinq employés, dont une seule infirmière, s’occupent de huit étages de patients.

Étouffée par son repas

En décembre 2000, Gilberte Fiola est hospitalisée pour un AVC. Elle récupère bien. À sa sortie de l’hôpital, elle est hébergée au Foyer de Rimouski. Il est bien noté à son dossier qu’elle souffre de dysphagie sévère et ne doit donc pas consommer de nourriture solide. À l’arrivée de ses proches sur place en février, ils découvrent Mme Fiola inconsciente dans sa chambre. Ce sont eux qui demandent qu’on appelle le 911. En examinant la patiente, ils réalisent que ses voies respiratoires sont obstruées par de la nourriture. Selon l’information recueillie par le coroner, les infirmières ont donné à la patiente la diète qui correspondait à celle de la dame qui l’avait précédée dans la chambre. C’est que Mme Fiola a été transférée de l’hôpital un samedi. « Il n’y aurait pas eu de service de diète durant la fin de semaine afin d’effectuer les changements lors de l’arrivée d’un patient », note le coroner Jean-François Dorval. Jamais la manœuvre de Heimlich n’a été tentée sur Mme Fiola. Le personnel du centre n’avait pas de formation concernant la réanimation. Il n’y avait pas de défibrillateur sur place.

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