Matériel d’art écoresponsable

Faire pousser de la couleur

C’est dans le décor fabuleux d’une ferme de Sawyerville – un village situé à 40 km à l’est de Sherbrooke – que vit Cynthia Tellier Champagne. Tandis que son conjoint, Benjamin Leclerc, cultive du foin et élève des bœufs nourris à l’herbe, Cynthia fait pousser de la… couleur.

Sa mission ? Fournir du matériel d’art écoresponsable (et un savoir-faire oublié), par l’entremise de son entreprise, le Studio d’art Shuffle. Dans son jardin, poussent des plants de carthame, de garance, de pastel des teinturiers, etc. Ce sont des plantes tinctoriales, qui servent à préparer des teintures, des peintures et des colorants naturels. « J’en cultive depuis deux ans, mais ça fait plus longtemps que je fais la cueillette sauvage de plantes rustiques colorantes », précise Cynthia Tellier Champagne, qui s’est formée à coup de lectures et d’expérimentations.

« Aujourd’hui, il est devenu impossible d’éviter les aspects éthiques de la production artistique », estime Michael Blum, professeur à l’École des arts visuels et médiatiques de l’UQAM. L’impact de l’utilisation du matériel industriel, « c’est une question que les artistes se posent enfin », précise-t-il.

Montée d’intérêt en art

Dans la forêt qui borde les terres familiales, Cynthia Tellier Champagne récolte de la gomme de cerisier, un liant à peinture qui peut remplacer l’exotique gomme arabique. Elle vient de planter des saules, pour faire des fusains. Dans la grange, ce sont les œufs des poules qu’elle ramasse. « Un œuf, ça sert à tout, s’emballe la jeune femme. Sa coquille sert à fabriquer un pigment. Le blanc d’œuf permet de faire un vernis et le jaune, un tempera à l’œuf [un procédé de peinture]. »

De plus en plus populaire pour teindre laine et tissus, l’utilisation de ressources naturelles et locales (plantes, minéraux, etc.) est émergente dans le milieu de l’art. « Je sens une montée d’intérêt, avec ce qu’on vit à l’échelle de la planète », observe Cynthia Tellier Champagne.

Professeure à l’École des arts visuels et médiatiques de l’UQAM, Andrée-Anne Dupuis-Bourret le constate aussi. Elle dirige plusieurs recherches d’étudiantes à la maîtrise « avec des postures écoféministes », qui « utilisent des procédés artisanaux écoresponsables, dont la fabrication d’encre et de papier avec des matières végétales ou recyclées », illustre-t-elle.

Oublier la peinture acrylique industrielle

Artiste, Andrée Bélanger a longtemps utilisé « de la peinture acrylique achetée en grande surface », décrit-elle. Elle a eu un déclic en installant son atelier dans une cabane sans eau courante, dans le Témiscouata. « J’ai été forcée de constater l’impact environnemental de ma pratique », résume Andrée Bélanger. Elle s’est tournée vers l’achat de pigments naturels, avant d’entamer au printemps un projet de fabrication d’encres à partir des végétaux et minéraux de sa région.

Au Studio d’art Shuffle, dans le sous-sol de sa maison, Cynthia Tellier Champagne transforme aussi ses plantes en peinture. « Dans l’atelier, c’est là que la magie opère », dit-elle avec malice.

Malgré ses airs de fée des bois, c’est la chimie – plus que la magie – qui permet à Cynthia de transformer le colorant extrait des plantes en pigment solide. « On a besoin d’un sel métallique, d’un acide, d’un alcali et d’une base minérale de sépiolite dans le processus », explique-t-elle. Après, il suffit de mélanger le pigment à un liant pour obtenir de la peinture. Bientôt, le Studio d’art Shuffle proposera des pigments québécois, et des peintures fabriquées sur place doivent être vendues en 2022.

Métier : fabricante d’aquarelle

Aquarelliste, Isabelle Gauthier a commencé à s’interroger sur la provenance de son aquarelle industrielle. « Est-ce que je sais où ils prennent leurs pigments ? s’est-elle demandé. Quel traitement est donné à la terre pour l’extraire ? Aux gens qui l’extraient ? »

Des questions qui l’ont poussée à commencer à créer ses couleurs, en avril 2020. « La pandémie est arrivée et je me suis dit : “c’est maintenant ou jamais” », souligne-t-elle. Depuis, Isabelle Gauthier a fondé Pixö, une entreprise d’aquarelles faites à la main, qu’elle vend en ligne. Fabricant de peinture, « c’est un métier oublié par l’ère industrielle, mais ô combien important », estime-t-elle. « Le bleu de Van Gogh était son bleu à lui, grâce à son marchand de couleurs, le père Tanguy ! »

Pour la réalisation d’une murale sur des oiseaux du Québec, peinte avec des pigments naturels selon une recette à base de farine, Marie-Christine Le Vey s’est fait conseiller par le Studio d’art Shuffle. « Faire une recette ancestrale, l’appliquer sur une surface, ça permet un peu de visualiser comment étaient les couleurs à une certaine époque, dans une culture donnée », observe Marie-Christine Le Vey. Pour mieux faire circuler ce savoir, l’illustratrice et animatrice graphique a créé un groupe Facebook, Discussions sur les arts visuels écologiques.

Semer des plantes tinctoriales

À la pépinière Paysage gourmand de Rawdon, fondée par son conjoint, Marie-Christine Le Vey expérimente la culture de plantes tinctoriales. Dont le pastel des teinturiers et l’amarante Hopi Red Dye, utilisée comme teinture par les Amérindiens Hopis de l’Arizona.

Envie de tenter le coup ? Aux jardins féconds de Kélanie, à Frontenac, on trouve des semences de plantes tinctoriales et à pigments. « Comme semencière, je fais un travail de sélection et de conservation, résume Kélanie Chapdelaine Lavoie, la propriétaire. Je crois qu’en reproduisant les plantes tinctoriales, je participe à maintenir en vie toute une histoire de traditions colorées. »

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