Chronique

Iñárritu à Montréal : à voir absolument

Il y a trois ans et demi, lorsque Myriam Achard a vu en primeur au Festival de Cannes l’installation de réalité virtuelle Carne y arena du cinéaste Alejandro González Iñárritu, elle a eu, comme moi, un coup de cœur absolu pour cette œuvre poignante et magistrale. Elle a aussitôt appelé sa patronne, Phoebe Greenberg, la fondatrice et directrice du Centre Phi, pour lui dire qu’il fallait absolument qu’un jour, cette installation soit présentée à Montréal.

« Phoebe m’a dit : “Make it happen !” », me raconte la chef, partenariats nouveaux médias et relations publiques du Centre Phi. « En réalité virtuelle, il y a l’avant et l’après Carne y arena, croit Myriam Achard, qui en a vu (bien) d’autres. C’est la première fois que j’ai pleuré avec un casque de réalité virtuelle. »

Elle a fait de la présentation de cette œuvre majeure à Montréal son cheval de bataille. Elle a accompagné Phoebe Greenberg à Washington, pour qu’elle puisse en faire elle-même l’expérience. Elle s’est rendue à Los Angeles rencontrer Iñárritu en personne, dans ses bureaux. Elle a invité les dirigeants d’Emerson Collective, un organisme voué à la défense des droits des migrants, et de Legendary Entertainment, un acteur majeur dans l’univers de la réalité virtuelle, au Centre Phi. Les négociations ont duré plus d’un an.

Son acharnement – elle parle elle-même d’« obsession » – a porté ses fruits. Non seulement Carne y arena sera présentée à Montréal à compter du 18 décembre jusqu’à la fin mars à l’Arsenal, mais grâce au Centre Phi et à ses partenaires, cette installation monumentale a aussi été adaptée et optimisée afin d’être accueillie dans plusieurs villes nord-américaines au cours des prochaines années. Donc si, par malheur, l’œuvre ne pouvait être présentée au cours de l’hiver à l’Arsenal en raison des restrictions imposées par la COVID-19, elle y reviendrait sans aucun doute à plus ou moins brève échéance (les billets ne sont pas encore en vente).

« C’est une expérience parfaitement adaptée à l’époque, qui se vit de façon individuelle, dans des espaces individuels. Elle est COVID free », m’explique Julie Tremblay, productrice exécutive des expositions itinérantes et installations du Studio Phi. Son équipe s’est démenée pour trouver les solutions technologiques (décors facilement démontables, autonomisation accrue) afin de rendre l’expérience de la tournée de Carne y arena viable économiquement.

Deux installations distinctes ont été mises au point l’été dernier, à Brossard, et seront présentées simultanément dans différentes villes. Carne y arena, qui n’a été présentée dans sa forme originale qu’à Cannes, Milan, Los Angeles, Washington, Amsterdam et Mexico, connaîtra en quelque sorte un second souffle grâce à ce nouveau format, qui sera inauguré à Aurora, en banlieue de Denver, dans 10 jours… juste à temps pour l’élection présidentielle américaine, ce qui n’est pas un hasard.

« Nous sommes privilégiés de travailler avec quelqu’un pour qui l’impact social a plus de valeur que les retombées financières. »

— Julie Tremblay, productrice exécutive des expositions itinérantes et installations du Studio Phi

Car Carne y arena n’est pas seulement un tour de force technologique, c’est aussi une expérience artistique hors du commun, qui permet de ressentir, ne serait-ce qu’un instant et bien sûr partiellement, l’expérience traumatisante du migrant tentant d’entrer clandestinement aux États-Unis par le désert de Chihuahua.

Lors du 70e Festival de Cannes, en 2017, l’œuvre qui m’a le plus marqué n’était pas un film, mais cette installation du cinéaste d’Amores perros et de Babel, qui lui a ensuite valu un Oscar spécial.

J’avais d’ailleurs reconnu Iñárritu en sortant de Carne y arena, debout à l’écart, au fond du hangar. « Vous êtes parmi les premiers à tenter cette expérience unique, m’avait-il dit. C’est un coup d’œil sur l’avenir. Ça ouvre des possibilités incroyables ! » Il n’exagérait pas.

Son projet avant-gardiste, réalisé en collaboration avec le directeur photo Emmanuel Lubezki, est une expérience à la fois bouleversante, terrifiante et transcendante. Après avoir longé un mur de tôle qui se dressait jusqu’à tout récemment sur un tronçon de la frontière américano-mexicaine, je suis entré seul dans une pièce recouverte de métal où l’on m’a invité à retirer mes souliers et mes chaussettes. Çà et là traînaient de vieilles sandales et des espadrilles trouées.

Au son d’une alarme, j’ai compris qu’on m’invitait à entrer dans un immense espace sombre, couvert de sable. Grâce à mon casque de réalité virtuelle et mes écouteurs, je me suis retrouvé dans un désert, captant au loin le bruissement de voix. Des migrants sont apparus, fatigués, les traits tirés. Ils s’approchaient de moi et je pouvais aussi m’en approcher. J’étais parmi eux. L’un d’entre eux est même passé à travers moi, comme un fantôme, et j’ai sursauté lorsque son cœur m’est apparu plutôt que l’image, confondante de réalisme, de son visage. À glacer le sang.

Un hélicoptère s’est fait entendre, de plus en plus assourdissant, et des gardes-frontières américains, très agressifs, ont surgi accompagnés d’un chien enragé qui aboyait, braquant leurs mitraillettes sur les migrants… et sur moi. Pendant près de sept minutes, j’ai vécu en leur compagnie l’arrestation musclée de ces hommes, femmes et enfants. L’humiliation d’être traités comme des animaux, la crainte d’être froidement assassinés pour avoir cherché une vie meilleure. Je n’ai jamais vécu une expérience artistique plus anxiogène.

« Le paradoxe, c’est qu’il faut passer par la réalité virtuelle pour conscientiser les gens à une réalité qui n’est pas virtuelle. La réalité ne suffit plus à les émouvoir. »

— Alejandro González Iñárritu

Le cinéaste mexicain a travaillé quatre ans à ce projet ambitieux, que j’ai eu la chance d’expérimenter deux fois en raison d’un pépin technique. Son scénario a été inspiré des histoires d’une douzaine de personnes, choisies parmi des dizaines de migrants qu’il a interviewés, et qui interprètent leur propre rôle dans Carne y arena.

« J’ai voulu proposer un univers complet, explique le cinéaste de Birdman. Tout ce qui vous entoure, je l’ai créé. Au cinéma, je n’offre qu’une partie de l’univers, celui qui est dans le cadre. Le reste, vous pouvez l’imaginer. Ici, il n’y a plus de cadre. On est au plus près de l’exploration de la condition humaine. » Plongé dans une œuvre unique, saisissante, inoubliable.

L’expression est galvaudée, mais pour cette installation, elle n’est pas exagérée : à voir, absolument.

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