Catastrophe écologique en zones côtières

L’étalement anarchique des bidonvilles sur les mangroves qui protègent Haïti des assauts de l’océan annonce une catastrophe, préviennent les experts. Il rend le pays plus vulnérable aux évènements météorologiques et expose les populations qui y vivent à une grande précarité. Des efforts de préservation sont mis en place, mais ils ne suffisent pas à renverser la tendance.

Un dossier de Jean-Thomas Léveillé et d'Edouard Plante-Fréchette

La mangrove grugée par des bidonvilles

La population de Cap-Haïtien, deuxième ville d’Haïti, a plus que doublé depuis 20 ans. L’expansion de la ville s’est faite en grande partie sur la mangrove, cette barrière naturelle qui la protégeait de la mer.

Cap-Haïtien, Haïti — « La mer était là », lance Louismann Denis, en pointant l’autre côté de la rue, un terrain vague où se trouvent aujourd’hui quelques constructions rudimentaires en tôle et un palmier solitaire.

Quand il est arrivé dans le bidonville de Barrière Bouteille, au début des années 2000, la bande de terre qu’il montre n’existait tout simplement pas ; c’était l’embouchure de la rivière du Haut-du-Cap.

À coups de remblais et de nouvelles constructions, progressivement, la mangrove – cet écosystème littoral qui fait office de tampon entre l’océan et la terre – disparaît, la rivière rétrécit et la mer recule.

Le rétrécissement de l’effluent de la rivière a aussi entraîné l’accumulation d’alluvions, facilitant davantage son remblaiement, et provoquant l’inondation de zones en amont.

Barrière Bouteille, comme les autres quartiers populaires au pied de Cap-Haïtien, deuxième ville du pays, illustre la croissance « complètement anarchique » de cette cité historique sise à flanc de montagne, explique à La Presse l’architecte Frédérick Mangones, l’un des fondateurs de l’Institut de sauvegarde du patrimoine national d’Haïti.

À son arrivée « au Cap », en 1972, Barrière Bouteille était un champ de maïs, se souvient-il, et la route entre l’aéroport et le pont qui enjambe la rivière n’était bordée que d’une plage, d’un côté, et de mangroves et de marécages, de l’autre.

Aujourd’hui, des dizaines de milliers de personnes s’y entassent dans la précarité, l’insalubrité et l’insécurité.

Secteurs vulnérables

Situés à peine au-dessus du niveau de la mer, ces quartiers sont inondés à la moindre tempête.

Et lorsqu’il pleut abondamment, s’y déverse tout ce que l’eau de ruissellement en provenance de la ville et des montagnes dénudées avoisinantes peut transporter.

Sans électricité, sans réseau de distribution d'eau, sans égouts et sans enlèvement des ordures ménagères, ces lieux sont propices à la prolifération de maladies de toutes sortes.

« On fait nos besoins dans des sachets », se désole Valéry Ferdinand, étudiant en biologie qui déplore l’absence de soins de santé dans le quartier.

Ces sachets sont ensuite jetés dans ce qu’il reste de la rivière, au milieu des autres déchets qui la remplissent graduellement et sur lesquels le quartier pourrait encore s’agrandir.

Car « beaucoup de ces bidonvilles-là sont construits sur des déchets », explique Frédérick Mangones.

« Pendant des années, Cap-Haïtien n’a pas eu de problèmes de fatras ; les gens achetaient des camions de déchets et remblayaient [la rivière et la mangrove] avec ça. »

— Frédérick Mangones, architecte

L’organisation Médecins sans frontières (MSF) craint par ailleurs que les changements climatiques n’entraînent une hausse des cas de maladies comme la dengue et la malaria, en raison de la multiplication des évènements météorologiques extrêmes.

« On sait que s’il y a de fortes pluies, des inondations, les moustiques qui sont vecteurs de ces maladies-là sont plus présents », explique Léo Tremblay, gestionnaire du projet Anticipation météorologique et climatique de MSF.

Le choléra représente également une menace importante pour ces bidonvilles, indique Léo Tremblay, qui rappelle la flambée qui a touché la localité de Port-à-Piment après le passage de l’ouragan Matthew, en 2016.

Zones de non-droit

Les habitants des bidonvilles de Cap-Haïtien, comme ceux d’ailleurs dans le pays, doivent aussi composer avec l’insécurité.

« C’est très difficile d’habiter ici, confie Louismann Denis. À chaque instant, il y a des attaques, du banditisme. »

« C’est une zone de non-droit, on ne peut pas passer-là n’importe quand, les habitants sont laissés à eux-mêmes », constate le professeur de l’Université d’État d’Haïti Anolex Raphaël, qui évoque « des cas de viols à répétition » et regrette l’incapacité de l’État à assurer la sécurité de ces territoires.

L’un de ces bidonvilles, Shada II, a d’ailleurs été littéralement rasé par les autorités, l’été dernier, après l’enlèvement et l’assassinat d’un policier par le gang armé Aji Vit (« Agit Vite », en créole), qui y avait ses quartiers, ont rapporté les médias locaux.

Un autre policier, lui-même habitant de Barrière Bouteille, a été assassiné en décembre, à une intersection, dans un autre quartier populaire.

« Tout le monde qui se trouve ici pense à changer de zone », assure Louismann Denis.

Toujours plus loin sur la mangrove

Pour fuir ces quartiers précaires, certains partent en périphérie de la ville s’établir… sur la mangrove encore vierge, perpétuant ainsi sa destruction.

C’est le cas de Philomène Volter, qui est née dans le bidonville de La Fossette et a grandi dans celui de Conassa, rencontrée quelques kilomètres plus loin, dans un secteur récemment défriché, asséché tant bien que mal au moyen de canaux artisanaux.

La jeune femme de 28 ans, portant son petit Jamson dans ses bras, raconte à La Presse être partie « à cause des bandits ».

Sa voisine Jackie Saint-Ville, elle aussi partie de Conassa pour les mêmes motifs, explique que son mari a coupé la mangrove sur leur parcelle avant de construire leur modeste habitation.

Il va pêcher plus loin dans la mangrove pour subvenir à leurs besoins.

« C’est une catastrophe écologique », reconnaît sans détour James Cadet, directeur des changements climatiques au ministère de l’Environnement d’Haïti.

« Ils font pression sur les ressources naturelles, c’est là le problème », affirme-t-il, attribuant cette dégradation des écosystèmes à « la misère ».

Frédérick Mangones appelle à freiner l’étalement de la ville de toute urgence.

Même si ce qui a déjà été détruit ne pourra pas être recréé, il souligne qu’« il y a d’autres mangroves dont il faut absolument arrêter la dégradation ».

Ce reportage a été rendu possible par le Fonds québécois pour le journalisme international.

La Presse a compensé par l’achat de crédits carbone les émissions de gaz à effet de serre engendrées par les déplacements aériens et terrestres liés à ce reportage.

Reboiser, contre vents et marées

Véritables tampons entre la mer et la terre, les mangroves jouent un rôle écologique inestimable pour les zones côtières. Une organisation haïtienne travaille à les replanter.

Caracol, Haïti — Joël Charles arpente la mangrove décimée, comme il le fait deux ou trois fois par semaine, pour veiller à la bonne santé des petits palétuviers qu’il y a plantés.

Émergeant du sol nu et vaseux, ces plants devraient un jour reconstituer la forêt de ces grands arbres tropicaux au système racinaire très dense, résistants à l’eau salée, qui se trouvait ici il n’y a pas si longtemps.

Nous sommes dans la baie de Caracol, sur la côte nord d’Haïti, une région qui abrite la plus forte proportion de mangroves du pays.

La création d’une aire protégée, en 2014, n’a pas mis un terme à sa disparition, qui continue de manière flagrante.

« Ça se voit », dit Joël Charles, qui travaille comme pépiniériste à la Fondation pour la protection de la biodiversité marine (FoProBiM), un organisme qui s’est donné entre autres missions de reboiser les mangroves, là où c’est encore possible.

L’organisme se félicite d’avoir planté plus de 400 hectares (4 km2) de palétuviers depuis la création de l’aire protégée.

Écosystème vital

La disparition de la mangrove a des conséquences très tangibles à Caracol : lors de fortes marées, la mer atteint désormais les premières rues de la petite ville, pourtant à quelque 500 mètres de la côte.

La mangrove, « c’est une barrière qui protège de la mer », explique l’agronome Widlin Florvil, coordonnateur des activités terrain de la FoProBiM.

Une protection à double sens, d’ailleurs, puisqu’elle protège également la mer de tout ce que la terre peut y déverser comme sédiments et nutriments, particulièrement en Haïti, où la déforestation entraîne une forte érosion.

La mangrove est aussi « un excellent habitat pour des espèces marines », notamment pour certains poissons qui viennent s’y reproduire, à l’abri des prédateurs, ajoute M. Florvil.

Nombre d’oiseaux, d’insectes et de végétaux dépendent aussi de ce fragile écosystème pour survivre.

Sans compter que comme toute forêt, la mangrove capte le carbone et relâche de l’oxygène.

Zones côtières à risque

Les zones côtières sont une source d’inquiétude particulière en Haïti, dans le contexte des changements climatiques, responsables de la hausse du niveau de la mer et de l’augmentation des évènements météorologiques extrêmes.

Et pour cause : 27 % de la population de 11,4 millions d’habitants se concentre sur les 1700 kilomètres de côtes du pays, selon l’Institut haïtien de statistique et d’informatique (IHSI).

Les principales villes du pays sont sises au bord de l’eau : Port-au-Prince, Cap-Haïtien, les Cayes ou encore les Gonaïves, qui fut d’ailleurs pratiquement engloutie par la mer en 2004, lors du passage de l’ouragan Jeanne, qui l’a dévastée à 80 %.

Le nord du pays, autour de Cap-Haïtien et de Caracol, ainsi que le département de l’Artibonite, où se trouve les Gonaïves, comptent la plus forte proportion de zones à risque d’inondation, concluait une étude du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), en 2012.

C’est pourquoi l’une des quatre priorités d’adaptation d’Haïti face aux changements climatiques est la « gestion intégrée des zones côtières et la réhabilitation des infrastructures ».

Cercle vicieux

Ironiquement, si la mangrove est primordiale pour faire face aux changements climatiques, c’est aussi en partie à cause d’eux qu’elle subit une pression grandissante.

Car les paysans qui ne parviennent plus à vivre de leurs cultures, malmenées par les aléas croissants du climat, se tournent souvent vers elle pour compléter leurs revenus.

« Les agriculteurs vont dans les mangroves pour couper du bois, pour faire du charbon », illustre Widlin Florvil, ajoutant que d’autres se tournent vers la pêche.

En plus de mener des activités de reboisement, la FoProBiM s’affaire donc aussi à offrir « d’autres occasions économiques » aux populations qui convoitent la mangrove, en les aidant par exemple à se lancer dans la production de miel ou la transformation de farine.

Ce reportage a été rendu possible par le Fonds québécois pour le journalisme international.

La Presse a compensé par l’achat de crédits carbone les émissions de gaz à effet de serre engendrées par les déplacements aériens et terrestres liés à ce reportage.

(Sur)vivre sur les restes de la mangrove

Il n’y a pas d’eau courante ni d’égouts. Pas d’électricité. Pas de collecte des ordures. Et les bidonvilles de Cap-Haïtien sont construits en grande partie sur la mangrove, quand ce n’est pas directement sur la mer, ce qui les rend encore plus vulnérables aux évènements météorologiques, dont le nombre et l’intensité augmentent avec les changements climatiques.

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