Chronique

La peine

Mardi soir, je regarde l’indispensable émission d’Anne-Marie Dussault, 24/60, sur RDI. Clémence DesRochers, en direct de son jardin, se souvient de sa grande amie Renée Claude, emportée, le matin même, par la COVID-19.

Les yeux tristes, la voix nouée, Clémence dit : « Je suis fatiguée des peines qu’on a. C’est épouvantable. D’abord, on vieillit… Mais de voir partir Renée et Monique Leyrac… C’est toute une époque dans laquelle on vivait… »

Sa douleur et son découragement traversent l’écran et me frappent en plein cœur. Soudain, je prends conscience de la tragédie qui nous attend tous au détour. Il n’y a pas que notre mort qui nous guette. Il y a aussi la mort de ceux qu’on aime. Il y a surtout les morts de ceux qu’on aime.

On vit d’abord la grande souffrance de perdre ses aïeux. Sa mère, son père, ses oncles, ses tantes, ses maîtres, ses guides. Ça nous déconstruit. Pour se consoler, on se dit que c’est le cycle de la vie. Que c’est la loi du temps. Qu’ils étaient là avant nous. Et que c’est normal qu’ils soient rendus au-delà avant nous aussi.

Mais quand commencent à disparaître les gens de notre cohorte, les gens de notre époque, ça doit être infernal. Les paroles rassurantes ne tiennent plus. C’est toujours le cycle de la vie. Mais c’est notre cycle à nous. On fait partie du tourbillon. 

Ce sont les gens de notre présent qui s’évanouissent. Comme si le puzzle du destin, qu’il nous avait fallu tellement de temps à résoudre, se défaisait morceau par morceau.

« Fatiguée des peines qu’on a… »

Je me mets à la place de Clémence. Apprendre que son amie est partie. Son amie avec qui elle a eu 20 ans. Son amie avec qui elle a ri, chanté, dansé. Son amie avec qui elle était au début du temps nouveau. C’est une lumière qui s’éteint dans sa demeure. Une chambre qui se condamne. Un jardin qui rétrécit. Une vivace qui ne refleurira plus.

Un deuil, ça épuise. Imaginez quand il s’ajoute à d’autres qu’on vient à peine de traverser. Ça accable.

Des âmes fatiguées, il y en a plein, en ce moment. Tourner ou faire glisser les pages nécrologiques du journal donne le vertige. Il y a tellement de noms, tellement de visages, tellement d’existences qui se terminent en 2020. Le récit d’une génération se transforme en épitaphes. Et pour chacun de ces êtres, combien de proches abandonnés. La peine de ces milliers de gens, on ne l’entend pas. Leurs larmes sont trop discrètes, trop sincères pour passer par-dessus le tumulte de nos humeurs quotidiennes.

Faut dire qu’on a raison d’être maussades. On a raison d’être à bout.

Il y a ceux qui se plaignent du confinement et ceux qui se plaignent du déconfinement. Ceux qui se fâchent parce que le port du masque n’est pas obligatoire et ceux qui se fâchent parce qu’ils ne veulent pas le porter. Ceux qui ne sont pas contents parce qu’ils vivent dans une zone où les enfants peuvent aller à l’école et qu’ils sont contre le fait d’envoyer leurs enfants à l’école, et ceux qui ne sont pas contents parce qu’ils vivent dans une zone où les enfants ne peuvent pas aller à l’école et qu’ils voudraient tant envoyer leurs enfants à l’école. Ceux qui sont scandalisés parce que le Dr Arruda danse mieux qu’eux. Ceux qui sont fâchés parce que les terrains de golf sont ouverts et que les terrains de soccer ne le sont pas.

Ça gueule fort sur les réseaux sociaux. Heureusement que les postillons ne sont pas en pièces jointes.

C’est vrai que ce que nous vivons est intolérable, mais un peu de retenue ne nous ferait pas de mal. Même que ça nous ferait du bien. 

Par respect pour les milliers de morts, par respect pour les milliers de proches éprouvés, pourrions-nous juste baisser le ton ? Pour honorer un deuil, il ne suffit pas d’une minute de silence. Ça prend aussi des heures de douceur.

Débattons civilement. Sans jamais oublier que les plus éprouvés dans tout ce chaos, ce sont ceux qui se sont tus pour l’éternité.

Renée Claude est l’une des rares victimes dont la voix résonnera encore. Si vous voulez apprendre comment on peut, à la fois, s’exprimer avec puissance et douceur, écoutez-la.

Ça m’a ébranlé de voir la peine de Clémence, dans ma télé, mardi soir. Mais en même temps, c’est ce que j’avais besoin de voir. Dans tout le drame que nous vivons, la peine est trop absente.

C’est en ressentant la peine des autres qu’on renoue avec la sienne.

C’est en ressentant la sienne qu’on finit par la dénouer.

Pour ne pas traîner des mottons de peine durant des années, faudrait la déposer. Pour pouvoir s’en reposer. Et en être moins fatigué.

Pour trouver la paix dans son cœur, il faut d’abord y trouver sa peine.

Mes condoléances à toutes les familles endeuillées.

Et un gros câlin à Clémence.

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