Marie Hélène Poitras

Écrire est une fête

Depuis le choc de Soudain le minotaure, son premier roman publié en 2002 qui avait reçu le prix Anne-Hébert, je n’ai pas raté un livre de Marie Hélène Poitras, certainement la plus hébertienne de nos écrivaines. Sauf qu’un silence romanesque de presque dix ans a suivi Griffintown, son superbe western urbain de 2012, assez pour se demander si Marie Hélène Poitras avait voulu se faire désirer avec La désidérata qui arrive ce mardi en librairie.

Mais non. La vie et le travail nous happent, le temps passe, et l’écrivaine elle-même, qu’on sait adoratrice des chevaux, a piaffé d’impatience devant un manuscrit laissé en plan auquel elle est retournée avec le vide de la pandémie. « C’est comme si ça m’avait permis de retrouver mes projets d’écriture, explique-t-elle. Les deux tiers de ce livre ont été écrits en six ans, et le dernier tiers en six mois. Quand tu n’as pas tout le temps l’occasion d’écrire, chaque séance est une fête et une retrouvaille. C’était magnétique. »

De fait, La désidérata est un hommage aux pouvoirs de l’art et de l’écriture, et un personnage de femme écrivaine du roman ne s’appelle pas Victoire pour rien, comme le personnage du peintre Poedras porte un nom qui rappelle celui de sa créatrice. Marie Hélène Poitras surprend encore en nous amenant là où nous ne l’attendions pas, dans une sorte de forêt enchantée et maléfique comme dans les contes… et les comptines du fin fond des âges que les enfants fredonnent depuis des siècles sans toujours en connaître le sens profond et sombre.

Dans ce récit qui se situe hors du temps, la famille Berthoumieux règne sur le petit village de Noirax en respectant une lignée patriarcale d’où les femmes sont violemment éliminées. Mais ce règne achève avec l’arrivée d’Aliénor, bien décidée à renverser l’ordre du monde, ainsi que par Jeanty, seul fils du patriarche, qui est né dans le mauvais corps et se sent femme.

Marie Hélène Poitras a été inspirée par la campagne française lors d’une tournée pour le prix France-Québec reçu pour Griffintown.

« C’était comme un tour de Gaule d’Astérix, avec des accents, des vocabulaires super colorés, des gens pittoresques. Une sorte de voyage initiatique assez fou, d’où je suis revenue avec une idée d’histoire, mais surtout des personnages et une ambiance que j’avais envie d’écrire. »

— Marie Hélène Poitras

Très loin de Paris, elle a découvert les villages médiévaux – et même le village de son ancêtre Poitras – où partout on l’a accueillie avec générosité, lui faisant goûter les spécialités locales et les meilleurs vins. D’ailleurs, dans La désidérata, on fait joyeusement bombance et ripaille à toutes les pages. Un roman charnel, qui sollicite sans cesse les cinq sens, et situé dans un territoire imaginaire « entre la Beauce et l’Auvergne », dit en riant Marie Hélène Poitras, qui cite ici une image de son éditeur Antoine Tanguay.

Car l’écrivaine n’a pas hésité à insérer parmi les nombreuses chansons françaises populaires qui parsèment son roman la chanson Ailleurs de Marjo. « Je trouve que c’est l’une des plus belles chansons québécoises », dit celle qui a fait sa marque comme journaliste musicale. « On pense qu’on est dans un autre monde, et tout à coup, il y a une trace de culture québécoise qui vient brouiller les cartes. J’avais cette permission d’aller là, et je l’ai prise. »

Ne lit-on pas, dans La désidérata : « Écrire n’est pas décrire : nous ne sommes pas enchaînés au réel » ? « Dans la création, on dirait que je me permets tout, confie Marie Hélène Poitras. À partir du moment où le temps n’est pas précisé ni le lieu, il y a plein de possibilités de récits qui apparaissent qui ne sont pas là quand tu es dans le réalisme. La création elle-même est un sujet du livre. »

L’autre sujet est une revanche contre le patriarcat, avec au passage un clin d’œil à L’apparition du chevreuil, d’Élise Turcotte, et à Anne Hébert, bien sûr. Car si souvent les contes sont cruels et se terminent mal, puisqu’ils servent la plupart du temps à prévenir les enfants du grand méchant loup, « ce serait bien, parfois, que la petite fille l’emporte », écrit-elle. Ce qui lui rappelle un peu Soudain le minotaure, dans lequel elle s’était mise dans la peau d’une femme agressée et dans la tête de l’agresseur en même temps.

« Il y a une sorte de justice réparatrice dans ce livre qui ne passe pas nécessairement par la condamnation du père, mais qui consiste plus à lui enlever tout le pouvoir qu’il avait. Ça aurait été trop facile d’aller vers une finale noire et destructrice. »

— Marie Hélène Poitras

Tous les personnages de La désidérata vivent une métamorphose, à l’image de ce monde sans cesse en transformation. Marie Hélène Poitras ose même, dans cette histoire qui semble appartenir à un passé lointain, un mot épicène, « celleux », pour inclure Jeanty devenu Jeantylle. À ce propos, l’écrivaine a recouru à une lectrice sensible, son amie Chris Bergeron, pour avoir son avis sur la réalité d’une femme trans. Elle recommande l’exercice. « J’ai trouvé ça vraiment intéressant. Tout le monde pense que ça pourrait restreindre nos libertés de créateurs, mais au contraire, moi, je me suis sentie beaucoup plus libre avec ces conseils, car je me retenais. J’ai compris ce qu’était mon terrain de jeu. »

C’est un bonheur que Marie Hélène Poitras ait retrouvé le terrain de jeu de l’écriture, sa plume me manquait, de quoi remercier la pandémie. Les vannes sont ouvertes, elle termine l’écriture d’un scénario, va publier cette année deux romans jeunesse, et comme une magie ne vient jamais seule, La désidérata sera offert aussi en livre audio à la fin d’avril, lu par la comédienne Pascale Montpetit, sur une musique de Marie-Pierre Arthur.

« C’est tellement beau, ce qu’elles ont fait ! Je n’arrête pas de l’écouter, je n’en reviens juste pas », dit celle qu’on sent pratiquement renaître parce qu’elle a pu suivre son désir. « J’ai renoué avec l’écriture après une espèce de traversée du désert où j’étais dans un rapport de manque continuel et depuis cet automne, je me suis laissé habiter et envahir par ça. Je trouve que c’est puissant et que ça rend puissant. Quand je suis dans cet état-là, je vibre d’une façon particulière, je me réveille en pleine nuit avec des bouts de phrases… Je veux m’organiser pour retourner à cet état-là, et pas dans six ans ! »

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