Le chercheur qui voulait réconcilier l’art et la science

Quel est le lien entre une toile de Jackson Pollock et les travaux d’un scientifique qui décortique le système nerveux d’une limace de mer ? Pour Eric Kandel, Prix Nobel de physiologie ou médecine, les deux relèvent du même désir : celui de fragmenter le complexe pour en extraire les composants de base. Rencontre avec un homme qui, à 88 ans, veut tisser des liens entre la science et l’art.

« Regardez ça. Regardez bien ça. » Eric Kandel, les yeux brillants, montre une reproduction de l’œuvre Couple Kissing, du peintre américain Mark Rothko. Même si les formes ne sont pas parfaitement définies, on y reconnaît bien deux visages humains en train de s’embrasser.

Le Dr Kandel montre ensuite une reproduction de No. 1 de 1948, du même artiste. L’œuvre, peinte 14 ans plus tard, présente un motif de taches colorées nettement plus abstrait. Dans No. 36 (Black Stripe), toile réalisée en 1958, il ne reste plus que trois gros blocs de couleur.

« Je pensais que j’étais un réductionniste. Je ne suis rien comparé à ça », lance Eric Kandel d’un ton admiratif.

Par « réductionnisme », le scientifique entend cette approche par laquelle on décortique un phénomène compliqué pour en dégager des notions fondamentales. On peut dire que cette méthode l’a bien servi. Dans les années 60, Eric Kandel veut comprendre comment l’être humain apprend et mémorise des informations. Mais la complexité du cerveau humain rend sa quête très complexe.

Le Dr Kandel a alors un coup de génie. Il délaisse l’humain et oriente ses recherches vers une limace de mer appelée Aplysia californica.

L’avantage : la bête possède 20 000 cellules nerveuses, contre plus de 100 milliards chez l’être humain. La simplification permet au chercheur de découvrir que l’apprentissage modifie la force des connexions entre les neurones. Et que l’apprentissage à long terme change carrément l’architecture du cerveau.

Ces découvertes lui valent le prix Nobel de physiologie ou médecine en 2000.

Des ponts avec l’art

Eric Kandel est un grand amateur et collectionneur d’art abstrait. Et il soutient que la démarche des peintres qui déconstruisent l’image pour en tirer des lignes, des couleurs et des textures relève du même réductionnisme qu’il a utilisé en science.

« Beaucoup de gens croient que l’art et la science visent des buts différents et utilisent des méthodes complètement différentes. J’essaie de montrer que ce n’est pas vrai », a dit le Dr Kandel à La Presse, alors qu’il se trouvait à Montréal pour prononcer une conférence à l’Institut de recherches cliniques de Montréal.

Tiré à quatre épingles, affublé de son éternel nœud papillon, le Dr Kandel parle des arguments qu’il a présentés dans un récent livre intitulé Reductionism in Art and Brain Science – Bridging the Two Cultures (Le réductionnisme en art et en science du cerveau – Jeter des ponts entre les deux cultures).

Jeter des ponts entre les deux cultures, dit Eric Kandel, c’est notamment reconnaître que des peintres comme Jackson Pollock ont été de véritables expérimentateurs, dans le sens le plus scientifique du terme. Et que les scientifiques sont loin d’être déconnectés des émotions et des préoccupations humaines.

« J’ai étudié la mémoire et l’apprentissage. Or, nous sommes ce que nous sommes grâce à ce que nous avons appris et retenu. Y a-t-il projet plus humaniste ? »

— Eric Kandel

L’homme parle d’art avec une perspective unique. C’est qu’en plus de connaître l’histoire de l’art sur le bout des doigts, il possède une expertise en neurophysiologie qui lui permet de comprendre comment le cerveau reçoit et analyse les peintures.

Eric Kandel vous expliquera par exemple que les œuvres de Piet Mondrian accrochent l’œil parce que les cellules nerveuses du cortex visuel primaire répondent aux lignes horizontales, verticales et obliques avant que le cerveau ne construise les formes géométriques. Ou que certaines toiles de Willem de Kooning bouleversent le spectateur parce que les circuits qui régulent le sexe et ceux qui régulent l’agression sont reliés dans le cerveau.

De concert avec une équipe du département de psychologie de l’Université Columbia, Eric Kandel veut en savoir plus. D’abord par des questionnaires, puis en scrutant le cerveau des participants avec l’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle, il cherche à déterminer ce qui se passe dans la tête de ceux qui regardent des œuvres d’art figuratif et d’art abstrait.

Dans ce dernier cas, sa propre expérience – le temps qu’il a passé à écumer les musées et à contempler les œuvres qu’il a lui-même acquises – lui fournit des pistes.

« La beauté de l’art abstrait est qu’il demande un processus créatif de la part de l’observateur, dit-il. Le spectateur est invité à intervenir, à compléter ce qu’il voit, à jouer avec l’image selon sa propre expérience et son propre bagage. Pour moi, cela procure un immense plaisir. »

Eric Kandel en bref

Il naît dans une famille juive à Vienne, en Autriche, en 1929.

À l’aube de la Seconde Guerre mondiale, sa famille fuit la menace allemande pour se réfugier à Brooklyn, aux États-Unis.

Il étudie l’histoire et la littérature à l’Université Harvard, puis la médecine et la psychiatrie à la New York University School of Medicine.

À partir des années 60, il étudie les mécanismes de l’apprentissage et de la mémoire chez la limace de mer.

Il remporte le prix Nobel de physiologie ou médecine en 2000.

Il est aujourd’hui professeur de physiologie, de biophysique cellulaire, de biochimie, de biophysique moléculaire et de psychiatrie à l’Université Columbia, à New York.

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