Contexte

A-t-on encore le droit de ne pas être beau ?

La beauté est partout. Elle prend toute la place. Comme pour cacher ce qui est imparfait. À l’ère des photos retouchées sur Instagram, des lèvres pulpeuses « botoxées » et des facettes dentaires extrablanches, la pression est plus forte que jamais pour bien paraître. Si cela vous pèse avec un visage harmonieux, imaginez ce que vivent les personnes qui se rangent plutôt dans la catégorie des « atypiques » ou carrément des « laids ».

La dictature de l’image

Dominique Léger n’a jamais pris un seul égoportrait de sa vie. Elle préfère tourner l’objectif de son téléphone vers les autres. Sur les très rares photos qu’elle possède d’elle-même, moins de 10, on la voit de profil. Une stratégie de camouflage… Évidemment, ne la cherchez pas sur les réseaux sociaux.

Que ce soit chez elle ou dans les magasins, la femme de 44 ans évite les miroirs.

« Ça fait quelques semaines que je ne me suis pas regardée. »

— Dominique Léger

Passionnée de musique, elle adore les concerts. Mais vous ne la verrez pas de sitôt dans les premières rangées, près des artistes qu’elle admire. « Je m’assois toujours en arrière et je quitte [la salle] en premier. Le regard des autres est pesant », m’a-t-elle confié en sirotant un café, à Laval. Quand on l’invite à participer à une fête, la pression de bien paraître qui l’envahit – parce que tout le monde aura fait un effort pour être au mieux – lui coupe toute envie d’être là.

« Je suis devenue très solitaire… », résume Dominique, lasse devant l’importance démesurée que la société accorde aux traits des visages.

Qu’on le veuille ou non, notre image nous suit partout, tout le temps. Nous précède, même.

On doit apprendre à composer avec ce que la nature nous a donné et les attentes de la société. Un défi énorme pour certaines personnes.

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« Il y a des gens qui cessent d’étudier parce qu’ils sont intimidés. Qui s’excluent de certains domaines d’études comme le droit. Ça change leur parcours de vie, leurs perspectives économiques. C’est une part importante de ce qui dirige notre vie. C’est très choquant », relate Kareen Martel.

La Gatinoise d’adoption sait de quoi elle parle. En début d’année, elle a publié un livre sur la laideur en général et la sienne en particulier (Laideronnie, Éditions Somme toute).

Elle y raconte comment des traits qui ne correspondent pas aux attentes peuvent pousser quelqu’un à devoir vivre en Laideronnie, ce pays qu’elle a imaginé. Un pays où les enfants poussent les laids et les enferment à double tour, écrit-elle. « Ensuite, ça devient chez soi, ça devient soi. »

Avec son témoignage et sa réflexion, l’autrice et diplômée en lettres souhaite faire changer la connotation du mot « laid ». Pour que ce ne soit plus « une insulte ». Pour que ce soit « neutre ». Ainsi, plus personne n’aurait à subir le jugement et les railleries.

Les adolescentes considérées comme laides, comme elle le fut à l’époque, se donneraient peut-être le droit – contrairement à elle – d’être optimistes et d’avoir des béguins, de l’attirance pour autrui.

En attendant cette petite révolution, Kareen Martel continue d’être mal à l’aise de mettre des photos d’elle sur les réseaux sociaux. « Mais je me pousse ! », se félicite-t-elle, des années après avoir renoncé après 12 jours à un poste d’enseignante au collégial. Pour ne pas subir le regard des élèves, elle s’est plutôt orientée vers la révision de textes.

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Léia Bégin a plutôt décidé de faire comme tous les jeunes de son âge et de diffuser des photos d’elle qui transpirent la joie d’être amoureuse ou la fierté d’avoir terminé une course.

La jeune femme de 22 ans a aussi eu le courage d’affronter les deux « clientèles », selon son expérience, « les plus susceptibles de passer des commentaires » sur son physique différent : les enfants et les aînés. Lorsqu’elle travaillait dans une école primaire, les enfants lui lançaient des « wark ! ». Aujourd’hui, des personnes âgées passent par son patron pour savoir pourquoi elle sert les repas.

Pire, certains font un lien entre l’intelligence et l’image.

« Il y en a qui pensent que j’ai une déficience. Quand je leur dis que je suis allée à l’université, ils sont surpris. »

— Léia Bégin

Si elle assume aujourd’hui sa différence, elle a beaucoup pleuré, enfant. Dans les cours d’éducation physique, « il y avait des combats pour déterminer qui ne m’aurait pas dans son équipe. Alors au secondaire, je n’ai pas fait de sport ». Ses médecins, à l’hôpital Sainte-Justine, lui signaient des papiers pour l’exempter de ce cours. « C’était pour m’enlever de la pression… », raconte Léia, dans la cuisine de son appartement.

Tout comme Dominique Léger, Léia Bégin doit son visage atypique à une maladie. La première est atteinte de neurofibromatose. La seconde, du syndrome de Crouzon. Les deux ont subi de nombreuses opérations qui ont grandement amélioré leur apparence au fil des ans. Mais les cicatrices, surtout celles qui sont invisibles, sont profondes. Elles n’ont pas fini de guérir, si une guérison complète est possible.

Kareen Martel, qui a aussi eu recours à des interventions chirurgicales il y a plus de 20 ans, baisse encore les yeux dans les lieux publics et marche de façon recourbée. « Mon premier réflexe, c’est d’essayer de disparaître. »

« Les gens sont mal à l’aise avec les personnes qui ne font pas l’affaire, surtout les femmes », constate froidement Dominique Léger. Elle aussi tente de s’effacer le plus possible.

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Bruno Poitras, lui, affirme être 100 % à l’aise avec son physique. Il affiche d’ailleurs une bonne humeur, une confiance et un optimisme inébranlables, clame-t-il au bout du fil, sur un ton à l’avenant.

« C’est sûr qu’avec mes 300 lb et mon œil croche, j’ai un casting assez particulier », convient celui qui rêve de vivre du métier d’acteur après avoir travaillé dans le service à la clientèle, la sécurité et les manèges. Représenté par un agent depuis plus d’un an, Bruno Poitras raconte avoir obtenu une poignée de rôles en bonne partie grâce à son apparence qui le met dans une case à part.

Même dans un métier qui tourne autour de l’image, le quadragénaire jure qu’il n’envie pas « les pétards qui s’arrangent pour se faire remarquer ». À son avis, ils n’ont pas nécessairement une vie facile. « Moi, je ne ressens pas de pression pantoute. Si quelqu’un me trouve gros ou laid, c’est son opinion. That’s it, that’s all. »

L’impact salarial d’être moins beau que la moyenne

Hommes : - 17 % Femmes : - 12 %

Source : Beauty Pays – Why Attractive People Are More Successful (2001), du professeur américain d’économie Daniel S. Hamermesh

La laideur, une forme de paresse ?

Tandis que les standards de beauté – sur photo et en vrai – s’élèvent sans cesse, le regard que l’on pose sur les visages atypiques est de plus en plus critique. Et sévère.

La multiplication des moyens modernes pour s’embellir « amplifie le phénomène du jugement », croit la psychologue Marie-Pierre Gagnon-Girouard, spécialiste de l’image corporelle.

Injections, corrections au laser, chirurgie plastique, médicaments pour freiner la perte de cheveux, faux cils, crèmes contre les taches brunes, appareils dentaires, facettes, applications pour modifier les photos, blanchiment des dents, extensions pour les cheveux, CoolSculpting (cryolipolyse, traitement permettant l’amincissement par le froid), médicaments contre l’acné, teintures, soutiens-gorges pigeonnants, techniques de contouring, tutoriels en ligne pour se dessiner les sourcils, gaines, et j’en passe.

Tout cela rend celles (et ceux) qui ne correspondent pas aux standards actuels coupables, en quelque sorte, de leur sort. On les blâme pour leur paresse, car ils ont la possibilité de mieux paraître.

« On est dans une culture du contrôle de soi. On devrait être capable de faire face à la maladie et à la laideur en prenant soin de soi. C’est comme si on accusait les laids de ne pas avoir assez pris soin d’eux, comme si c’était leur faute. »

— Marie-Pierre Gagnon-Girouard, psychologue et spécialiste de l’image corporelle

Ainsi, la psychologue entend « tous les jours » la détresse de ceux qui n’aiment pas leur image.

« Ce n’est pas juste “ça me dérange”. Les gens pleurent à chaudes larmes parce qu’ils ne se sentent pas à la hauteur, raconte-t-elle. Ils sentent qu’ils ne méritent pas d’exister, de s’habiller, d’être confortables. C’est une détresse qui est très, très profonde. C’est une espèce de rejet [d’eux-mêmes]. Ils savent qu’ils n’ont pas l’air de ce dont ils devraient avoir l’air et trouvent ça épouvantable. »

Notre niveau de tolérance pour ce qui jure, vieillit ou offense semble diminuer constamment. Et on ne tolère pas davantage ses propres défauts que ceux des autres.

Même quand le miroir nous renvoie une image tout à fait normale.

Travailleuse sociale dans un hôpital pour enfants en Ontario, Jolianne Paul est aux premières loges pour voir à quel point les adolescentes subissent la pression créée par les standards de beauté inatteignables qu’elles scrutent à la loupe sur les réseaux sociaux. « Je vois beaucoup de détresse psychologique liée à l’image corporelle, de l’anxiété sociale, des problèmes de santé mentale. Des sentiments dépressifs, de la honte, du dénigrement. »

Les adolescentes se comparent beaucoup aux images parfaites (car retouchées, bien souvent) qu’elles voient en ligne. Chez certaines, cette habitude provoque des troubles alimentaires ou une obsession pour l’entraînement physique. Jolianne Paul ne s’en étonne guère. Elle-même a été influencée par la pression néfaste des images parfaites dans les médias : elle en fait le sujet de sa thèse de maîtrise.

Sa recherche, réalisée en 2018, lui a permis de démontrer ce qu’on soupçonnait : plus les femmes sont exposées à des images représentant une apparence corporelle idéale, plus elles ressentent une pression à leur ressembler. Elle a aussi établi que les femmes qui se comparent beaucoup sont moins satisfaites de leur apparence physique que les autres.

Tout près de 70 % des femmes interrogées par Jolianne Paul ont par ailleurs admis qu’elles ressentaient de la pression pour modifier leurs photos. Quand elles flanchent, elles accentuent évidemment le phénomène qu’elles subissent. Et alimentent le cercle vicieux.

Moins on voit de défauts, plus la perfection devient la norme.

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L’impact de ces images parfaites qui distordent notre jugement se fait évidemment sentir dans les cliniques de chirurgie plastique.

Le DRichard Moufarrège, qui pratique dans sa clinique homonyme tout en étant professeur à l’Université de Montréal, voit « beaucoup de jeunes qui, sous l’influence des images véhiculées sur les réseaux sociaux, demandent des choses dont ils n’ont pas besoin ».

Il cite l’exemple du sillon nasogénien, ce pli « tout à fait normal » entre la joue et les lèvres, qu’on lui demande de faire disparaître. « Un facelift à 30 ou 35 ans, ce n’est pas justifié », croit le plasticien, qui n’hésite pas à refuser de pratiquer certaines interventions. Sa clientèle est composée à 90 % de femmes.

Dominique, Léia et Kareen ne jugent pas celles qui abusent du botox et des agents de remplissage, même dans la vingtaine. Mais elles espèrent que l’image prendra un jour moins de place dans nos vies, nos conversations, nos préjugés. Elles rêvent que l’attention soit portée ailleurs, sur des considérations moins superficielles.

« La laideur est tellement décriée, c’est tellement négatif, c’est tellement une insulte qu’il faut pousser dans l’autre sens. C’est peut-être exagéré, mais il faut être fier et célébrer la laideur.  »

— Kareen Martel, autrice de Laideronnie

Si, au minimum, on pouvait cesser de mesurer la valeur des gens en fonction de leur physique, ce serait déjà un grand pas.

6,5/10

Note sur l’échelle de la beauté que les Québécois se donnent, en moyenne

Source : Sondage CROP réalisé pour La Presse (2014)

Le poids des mots

Imaginez le choc. Alors adolescente, l’Américaine Lizzie Velasquez découvre sur YouTube qu’on lui a décerné le titre de femme la plus laide du monde. La vidéo qui la met en vedette, vue par 4 millions de personnes, est accompagnée de milliers de commentaires haineux. Certains l’incitant au suicide.

Son apparence suscite des réactions violentes, extrêmes, comme si elle était une menace imminente. « Tuez-la avec du feu », « Pourquoi ses parents l’ont-ils gardée ? », « On n’a pas besoin de choses comme ça qui font peur aux enfants dans les rues ». Personne n’est venu à sa défense. Zéro trace d’empathie ou de respect pour la jeune femme.

Dominique Léger n’a pas eu droit à un traitement aussi déchaîné, mais elle en a entendu de toutes les couleurs. Notamment dans le milieu bancaire où elle travaille. « Tu ne fais pas peur, mais on pense que travailler dans le backoffice serait mieux pour toi », donne en exemple la diplômée en finances. On n’hésite pas à lui passer des commentaires sur son look, à lui donner des conseils pour faire disparaître sa cicatrice.

De son côté, Léia Bégin s’est récemment fait dire qu’elle devait sa popularité sur une page Facebook consacrée à l’entraînement physique à son visage pas comme les autres qui attire les curieux. Comme si son être ne se résumait qu’à cela. « Ça me sidère à quel point ça me suit tout le temps ! »

Ce commentaire désagréable lui en a rappelé d’autres. Au secondaire, après avoir été choisie pour chanter sur scène, de mauvaises langues ont insinué que ça ne pouvait pas être pour son talent. C’était par pitié, forcément… À 16 ans, on l’a virée d’un camp de jour à cause des plaintes de parents mal à l’aise avec son visage. « Des parents qui sont fermés comme dans le film Wonder [sur la vie d’un petit garçon atteint du syndrome de Treacher Collins], ça existe. »

Ces mots qui blessent sont autant de marques au fer rouge dans la mémoire. Des marques qui teintent le jugement, qui influencent profondément les comportements et la personnalité.

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Léia Bégin constate en effet qu’elle compense toujours. Elle évite les affrontements et tente d’être parfaite pour ne pas être rejetée. C’est un réflexe classique, confirme la psychologue Marie-Pierre Gagnon-Girouard, spécialiste de l’image corporelle. Les femmes vont devenir très serviables et à l’écoute, précise-t-elle. Tandis que les hommes développeront leur sens de l’humour ou une musculature impressionnante.

La méfiance fait aussi partie de la vie, quand la société ne nous donne pas la note de passage sur l’échelle de la beauté. Dominique Léger, qui a été trahie par un ex-conjoint, se demandera toujours si c’est en raison de son apparence qu’elle a eu droit à ce traitement. Incapable de s’imaginer avoir confiance à nouveau, elle a décidé de faire une croix sur la vie amoureuse.

Et comment savoir si les compliments qu’on reçoit sont sincères ou si les personnes veulent plutôt nous faire du bien ?, demande-t-elle. Un questionnement qui habite aussi Léia Bégin. Mais qui ne l’empêche pas de vivre pleinement sa vie. Elle est amoureuse. Elle pense avoir un enfant. Et s’affiche sans malaise sur Facebook. Avec un grand sourire radieux.

« Un jour, je me suis dit que j’allais dégager du positif et que c’est ça que le monde allait voir. »

— Léia Bégin

S’il publie lui aussi des égoportraits sur les réseaux sociaux, Bruno Poitras a toutefois laissé tomber les sites de rencontre, où son physique attirait immanquablement des arnaqueurs.

Des personnes sans scrupules prenaient les traits de jolies filles et lui faisaient des accroires pour lui soutirer de l’argent. « C’est sûr et certain que c’est à cause de mon image. Parce que ces filles-là, si ce sont des filles, n’iront pas voir des pétards. Elles vont voir des gars qui sont moins populaires, qui n’ont peut-être pas d’estime, et elles vont créer un attachement le soir même avec des compliments. Des fois, elles demandent de l’argent deux jours après. Ça m’est arrivé plusieurs fois. »

Dans le monde du réel, ce n’est pas mieux. Les personnes moins belles ont droit à moins d’égards. Quand elles ne sont pas carrément invisibles.

À une certaine époque, Kareen Martel hésitait à se rendre à l’épicerie. « J’avais peur des regards de dédain », se rappelle-t-elle. Elle craignait aussi les « commentaires directs » et le service à la clientèle qu’elle pourrait obtenir. « Les laids ont droit à un accueil plus froid, à moins d’aide. »

Un phénomène que Bruno Poitras ne subit pas, car il dit « bonjour avec le sourire », croit-il. Mais ça lui est arrivé souvent d’attirer l’attention illico en mettant les pieds dans un commerce, parce qu’il affiche un air « de brute » en plus d’être costaud. « On vient me voir pour que je ne vole pas ! On a peur de moi ! » C’est choquant, mais il s’en moque.

« Je ris énormément des préjugés des gens. Un gros, c’est un voleur. Un gros, ce n’est pas bien dans sa peau. Tous les préjugés me font rire. Ce n’est pas méchant de leur part. Ces personnes souffrent en dedans. »

— Bruno Poitras

On peut s’assumer ou s’effacer, philosophe Dominique Léger. Elle a choisi la seconde option parce qu’elle n’a plus la force de composer avec les commentaires méchants, les sous-entendus et les regards qui en disent long.

« Je me considère comme une personne compressible à l’infini. Mais j’avoue qu’à un certain moment, je ne peux plus encaisser de coups. »

No 1

L’apparence est le facteur de discrimination le plus fréquemment observé au travail par les Français qui ont été témoins de discrimination ou de harcèlement.

Source : Baromètre 2020 de la perception des discriminations dans l’emploi du Défenseur des droits et de l’Organisation internationale du Travail

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