Québec accusé de traîner la patte
Le gouvernement du Québec refuse depuis 13 ans de désigner de nouvelles espèces à protéger sur son territoire. Le comité chargé de faire des recommandations pour désigner les espèces animales menacées ou vulnérables n’a pas été consulté par Québec une seule fois au cours des cinq dernières années, a appris La Presse.
À l’approche de la conférence des Nations unies sur la biodiversité COP15, qui se tiendra à Montréal en décembre, le bilan du Québec est critiqué. Deux des trois membres restants du comité pour les espèces menacées à l’ancien ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs (MFFP), les biologistes Pierre Dumont et David Rodrigue, dénoncent l’absence d’actions concrètes du gouvernement.
« Il y a clairement une stratégie du gouvernement de ne pas s’encombrer d’éléments qui protègent les espèces en péril », dit David Rodrigue, qui a été nommé au comité pour les espèces fauniques en 2001. Ce comité doit conseiller le ministre en ce qui concerne « les propositions et recommandations touchant la désignation, la protection et la gestion des espèces menacées ou vulnérables, ou susceptibles d’être désignées ».
Le 30 septembre 2009, sur les recommandations du comité, Québec a accordé le statut « vulnérable » ou « menacée » à plusieurs espèces, dont l’ours blanc (vulnérable), la tortue mouchetée (menacée) et le pic à tête rouge (menacée). Depuis, le gouvernement n’a adopté aucun nouveau décret pour désigner des espèces en vertu de la Loi sur les espèces menacées ou vulnérables (LEMV).
« On est le cordonnier le plus mal chaussé au Canada et nous allons accueillir la COP15 », se désole M. Rodrigue. Il estime que Québec ne mesure pas toute l’ampleur de la crise de la biodiversité, qu’il compare au jeu Jenga. « À ce jeu, on peut retirer plusieurs morceaux sans que rien se passe, mais il suffit de retirer le mauvais morceau, et tout s’effondre. »
Le comité ne s’est pas réuni depuis 2017, confirment Pierre Dumont et David Rodrigue. Cette dernière réunion a surtout donné lieu à « des discussions très chaudes sur la transparence et l’éthique », signale David Rodrigue.
Quatre ans plus tôt, en 2013, le comité avait « exprimé haut et fort son mécontentement » à l’interne, indique le biologiste spécialiste des amphibiens et des reptiles.
Ses membres s’inquiétaient du fait que Québec n’avait pas désigné depuis plusieurs années de nouvelles espèces à protéger, malgré des recommandations en ce sens.
Parmi les nombreuses recommandations qui n’ont pas été adoptées, le comité voulait que le statut de la rainette faux-grillon, une minuscule grenouille, soit modifié, passant de « vulnérable » à « menacée », confirme Alain Branchaud, directeur général de la Société pour la nature et les parcs (SNAP).
Ironiquement, le MFFP a produit un rapport en 2021 indiquant « qu’en l’absence de mesures de protection renforcées, le déclin des populations de cette espèce risque de continuer ». En 2016 et en 2021, Ottawa a adopté des décrets d’urgence pour protéger des populations menacées par des projets autorisés par le gouvernement du Québec.
L’autre enjeu de taille portait sur la transparence. Le comité a demandé que ses recommandations puissent être publiques, alors qu’elles sont confidentielles depuis l’entrée en vigueur de la Loi sur les espèces menacées ou vulnérables en 1989.
« Au fédéral, on a un processus très transparent, ce qui n’est pas le cas au Québec », précise Pierre Dumont, qui a été nommé au comité en 2013 après sa retraite comme biologiste au MFFP. La composition des comités fédéraux est publique, tout comme les rapports du Comité sur la situation des espèces en péril au Canada (COSEPAC).
Au Québec, les experts voulaient changer le rapport de forces avec le ministre responsable, qui dispose de l’équivalent d’un droit de veto pour désigner ou non de nouvelles espèces en vertu de la loi. Selon Pierre Dumont, la transparence obligerait le gouvernement à rendre des comptes, surtout quand celui-ci n’irait pas dans le sens des recommandations de ses experts.
Le MFFP n’a pas donné suite à cette demande pour une transparence accrue. « On nous a plutôt annoncé qu’il n’y aurait pas de réunions du comité en 2014 et 2015, en raison de coupes budgétaires », indique David Rodrigue. Les membres du comité ne sont pas rémunérés, mais leurs frais de déplacement sont remboursés.
Des rencontres ont finalement eu lieu le 26 novembre 2016 et le 11 janvier 2017. Après cette dernière, qualifiée de « houleuse » par David Rodrigue, le MFFP a cessé de réunir son comité d’experts.
Malgré toutes ces embûches, M. Rodrigue dit toujours vouloir siéger au comité et faire avancer la protection des espèces au Québec. « La conservation de la faune, c’est ça, le cœur de mon engagement dans ma vie. J’y crois encore. »
Le biologiste Daniel Banville, qui a coordonné le comité au MFFP entre 2004 et 2010, n’est pas surpris des constats faits par MM. Dumont et Rodrigue. « Les espèces menacées, c’est vraiment un irritant, ce n’est pas important pour le gouvernement », dit-il.
« Des espèces ont été évaluées par le comité, avant que je parte à la retraite [en 2010], et il ne s’est rien passé. […] Et quand on arrivait à préparer un décret [pour désigner des espèces], c’était très long. Même pour changer une virgule, c’était compliqué. »
— Le biologiste Daniel Banville, qui a coordonné le comité pour les espèces fauniques entre 2004 et 2010
« On ne fait pas un combat hargneux, affirme Pierre Dumont. L’idée, c’est de faire la meilleure job possible. Parce que c’est clair que pendant ce temps-là, les espèces n’ont pas arrêté d’être menacées. »
« L’image qui me vient toujours à l’esprit face à des enjeux majeurs comme les changements climatiques et la crise de la biodiversité, c’est que si les nations riches et instruites ne sont pas exemplaires, nous sommes très mal placés pour demander par exemple aux Brésiliens de protéger l’Amazonie. »
20
Au Québec, 20 espèces fauniques sont désignées comme menacées et 18 sont désignées comme vulnérables. Il y a aussi 115 espèces « susceptibles d’être désignées » comme menacées ou vulnérables.
Source : Gouvernement du Québec